Réflexions sur l’organisation territoriale de la République française
L’histoire depuis 1789 de l’organisation du territoire métropolitain de la République française offre matière à réflexion sur les modes de coexistence de l’Etat et de collectivités publiques infra étatiques juridiquement pertinents aujourd’hui pour une population et un territoire déterminés.
Depuis 2013 un chantier a été à nouveau engagé en France pour adapter l’organisation du territoire métropolitain de la République française, avec, notamment, une loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite loi « Notre »[1], suivie, en décembre 2015, de l’élection des conseils régionaux des 13 nouvelles régions, dont certaines résultant de la fusion de régions existant antérieurement.[2]
Outre le fait que la France n’est pas un Etat fédéral, les caractéristiques du territoire métropolitain français, ainsi que l’importance et la localisation de la population vivant sur ce territoire, présentent des différences évidentes par rapport à ce qu’il en est pour la Fédération de Russie. Il n’est peut-être toutefois pas vain de revenir à quelques réflexions sur la pratique française d’organisation territoriale de l’Etat depuis 1789.
I –D’où vient-on ?
La France a un héritage culturel fort d’égalité de traitement des territoires et de « dédoublement fonctionnel »
Le décret du 14 décembre 1789 relatif à la constitution des municipalités disposait que ces municipalités « soit de ville, soit de campagne, sont sur la même ligne dans l’ordre de la Constitution parce qu’elles doivent représenter les communautés naturelles ».
Quant au décret des 26 février -4 mars 1790 relatif à la division du royaume en 83 départements et 553 districts «pour l’exercice du pouvoir administratif », il entendait que ce « pouvoir administratif » fût exercé par les mêmes structures dans chaque département.
Ce que les juristes français appellent classiquement le « dédoublement fonctionnel » consiste en ce qu’un individu a compétence pour agir à la fois en tant que représentant le l’Etat dans un certain territoire et comme organe exécutif de la personne morale distincte de l’Etat que constitue la collectivité territoriale.
Ce dédoublement fonctionnel a accompagné en France au 19è siècle le mouvement politique de reconquête progressive de « libertés locales », qui a fait suite à la période napoléonienne laquelle avait, pour la désignation des responsables de l’administration du territoire, substitué au principe révolutionnaire de l’élection le principe de la nomination par le pouvoir central.
Ce dédoublement fonctionnel existe toujours au niveau des communes. Le maire, d’abord nommé par le pouvoir central puis élu en son sein par le Conseil municipal depuis les années 1880 et à Paris depuis 1975, est en effet à la fois un agent de l’Etat chargé, notamment, du service public de l’état civil et l’organe exécutif de la personne morale qu’est la commune, chargé de l’exécution des délibérations de son organe délibératif, le conseil municipal élu au suffrage universel.
Ce dédoublement fonctionnel a également existé au niveau des départements lorsque ceux-ci, à partir des années 1830, ont cessé d’être seulement des divisions du territoire national pour devenir aussi des collectivités territoriales ayant la personnalité morale et représentées par un conseil élu au suffrage universel, comme l’a consacré une loi de 1871. En effet, l’exécutif de la collectivité territoriale est, jusqu’en 1982, resté le Préfet, représentant du gouvernement nommé par décret.
En revanche, il n’y a jamais eu de dédoublement fonctionnel pour la région, laquelle, après avoir été créée sous la forme d’établissement public en 1972, a été érigée en collectivité territoriale par loi de 1982, à un moment de la vie politique française où l’idée que l’exécutif d’une collectivité territoriale fût nommé par le pouvoir central a paru une forme d’ingérence injustifiable.
C’est d’ailleurs aussi en 1982 que le mode de contrôle du respect des lois par les communes et les départements a été modifié, le préfet étant privé du pouvoir d’annuler lui même une délibération de conseil municipal ou de conseil général[3] regardée comme illégale et pouvant seulement la déférer au tribunal administratif.
En 2003,une modification de la Constitution a rigidifié le cadre juridique de l’organisation territoriale de la République
La première Constitution écrite de 1791, dans son titre II intitulé «de la division du royaume et de l’état des citoyens », dispose, dans un article premier, que « Le royaume est un et indivisible ; son territoire est distribué en quatrevingt trois départements, chaque département en districts, chaque district en cantons » et dans son article 8 que « Les citoyens français considérés sous le rapport des relations locales qui naissent de leurs réunions dans les villes et dans certains arrondissements du territoire des campagnes forment les communes. Le pouvoir législatif pourra fixer l’étendue de l’arrondissement de chaque commune ».
Le département et le district ne sont que les ressorts d’agents exerçant sous la surveillance et l’autorité du Roi les fonctions administratives, le canton le ressort d’une justice de paix. Seules les communes sont présentées comme de véritables corps de citoyens liés par des relations locales découlant de la géographie et de l’histoire.
A cet égard, les Constitutions suivantes ne comporteront pas de changement notable jusqu’à ce que la Constitution du 4 novembre 1848, renforçant une orientation législative amorcée dans les années 1830, ne dispose dans son article 79 que «Les conseils généraux et les conseils municipaux sont élus par le suffrage direct de tous les citoyens domiciliés dans le département ou la commune. Chaque canton élit un membre du conseil général.»
Cependant cette disposition libérale est incluse dans un chapitre intitulé « De l’administration intérieure», marquant le souci d’intégration des représentants d’intérêts locaux désignés par le suffrage universel dans une administration pyramidale du territoire répondant à une République une et indivisible.
Ni la Constitution de 1852, ni les lois constitutionnelles de 1875, ne traitèrent du sujet. Cependant, la conjonction de la réflexion politique sur le thème des libertés locales, des grandes lois de 1871 sur le département et de 1884 sur la commune et de la pratique ayant admis la personnalité juridique du département comme celle de la commune aboutirent à l’article 85 de la Constitution de 1946 « la République française, une et indivisible, reconnaît l’existence de collectivités territoriales. Ces collectivités sont les communes et départements,les territoires d’outremer. ».
Dans sa rédaction d’origine, l’article 72 de la Constitution de 1958 a disposé que « Les collectivités territoriales de la République sont les communes, les départements, les territoires d’outremer. Toute autre collectivité territoriale est créée par la loi ». Cette dernière phrase a permis à la loi du 2 mars 1982 d’ériger en collectivités territoriales les établissements publics régionaux, créés par une loi de 1972, sans devoir en même temps poser la question de l’opportunité constitutionnelle de surajouter une collectivité territoriale métropolitaine aux deux déjà reconnues .
La révision constitutionnelle de 2003 est allée au-delà, en énonçant à l’article 1er de la Constitution que l’organisation de la République est « décentralisée », qualificatif dont la portée est longuement développée aux articles 72, 72-1 et 72-2. Notamment, pour supprimer communes, départements ou régions ,il faut aujourd’hui soit réviser la Constitution, soit qu’une loi créant une nouvelle collectivité territoriale précise qu’elle l’est au lieu et place d’une ou plusieurs des collectivités mentionnées à l’article 72. De plus, contrairement à ce qu’il en est dans d’autres pays européens, la tutelle d’une collectivité territoriale sur une autre est interdite.
II- Où peut-on souhaiter aller en tant que citoyen ?
Vers le maintien du principe selon lequel l’administration territoriale de la République est assurée par les collectivités territoriales et par les services déconcentrés de l’Etat
Ce principe de « coadministration » a été affirmé par l’article 1er de la loi du 6 février 1992 toujours en vigueur, article qui précise utilement que cette administration est organisée « dans le respect du principe de libre administration des collectivités territoriales, de manière à mettre en œuvre l’aménagement du territoire, à garantir la démocratie locale et à favoriser la modernisation du service public ».
La mise en œuvre effective de ce principe de « coadministration » est essentielle pour assurer que la France reste, comme l’énonce l’article 1er de la Constitution, une République « indivisible » et « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine de race ou de religion ». Autrement dit, l’administration territoriale de la République ne peut pas être assurée exclusivement par des collectivités territoriales et leurs agents et repose aussi sur des services déconcentrés de l’Etat.
Telle est d’ailleurs, semblet-il jusqu’à présent, la réalité. Ainsi, pour prendre un exemple concret, avant sa fusion avec la région Franche Comté au 1er janvier 2016, la région Bourgogne comptait 1.626.000 habitants sur une superficie de 31.582 Km2 soit une densité de 51 habitant au km2. Or, au 31 décembre 2012[4], en équivalents temps plein, la fonction publique d’Etat (militaires exclus) comptait en Bourgogne 44 717 emplois et la fonction publique territoriale 37 776 emplois. Ces derniers emplois étaient, pour plus 80%, des emplois des communes et établissements publics de coopération intercommunale existant dans cette région[5], pour environ 15% des emplois des quatre départements, Côte d’Or, Nièvre, Saône et Loire et enfin Yonne, composant la région et pour quelques centaines seulement des emplois de la région elle même[6].
Bref, en France, les collectivités territoriales, quels que soit leur périmètre, l’importance de la population incluse dans ce périmètre et l’effectif de leur organe délibératif élu au suffrage universel, n’ont pas en droit vocation à devenir des entités politiques.
Il restera à observer les questions concrètes que pourra éventuellement poser l’application de ce principe aux 13 nouvelles régions, au lieu de 21 précédemment, entre lesquelles le territoire métropolitain français est divisé depuis le 1er janvier 2016, notamment l’équilibre qui sera trouvé dans les rapports entre président élu du conseil régional et préfet de région.
La communication du Premier Ministre au Conseil des ministres du 31 juillet 2015[7] sur les conséquences à tirer d’ici 2018 pour les services déconcentrés de l’Etat de la réforme en cours des collectivités territoriales met en tout cas l’accent sur la nécessité de ne plus amputer les effectifs des services de l’Etat au niveau départemental[8] au profit du niveau régional. La volonté de conforter le rôle de l’Etat dans la mise en œuvre d’actions de proximité dans les domaines de l’éducation, de la citoyenneté et de la solidarité est ainsi clairement affirmée.
Vers une recherche de cohérence entre exercice du suffrage, cadre de vie et fiscalité
La structuration administrative du territoire national français en communes et départements arrêtée à la fin du 18è siècle a résisté pendant près de deux siècles. Une preuve en est le rejet par reférendum en 1969 d’un projet de loi constitutionnelle présenté par le gouvernement du général de Gaulle qui, notamment, faisait des circonscriptions d’action régionale créées en 1960 des collectivités territoriales régionales. Une autre preuve en est l’échec d’une politique menée au début des années 1970 et visant à la fusion autoritaire de communes.
Toutefois, l’accélération de l’urbanisation et les analyses des géographes et des économistes ont progressivement conduit à une vision volontariste de l’aménagement du territoire fondée sur l’incitation à la coopération intercommunale et sur le développement de métropoles régionales pouvant exercer une fonction d’entrainement
La situation a, de fait, considérablement évolué depuis une vingtaine d’années. Ainsi, au 1er janvier 2014, la quasitotalité de la population française était regroupée dans des établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre concernant 36614 communes sur les 36681 que comptait la France à cette date et quelques grandes villes françaises se sont adaptées aux exigences de l’économie mondiale.
Il n’en reste pas moins que, jusqu’à présent, la France n’a pas vraiment mis fin à ce qu’on a coutume d’appeler le « millefeuille administratif ». Sans entrer dans des considérations trop techniques, on notera que deux points au moins peuvent donner lieu à débat.
En premier lieu, les 13 régions, qui existent depuis le 1er janvier 2016, et dont certaines proviennent de la fusion de territoires qui n’avaient pas vraiment la même « histoire », trouveront-elles un sens pour les habitants électeurs de leurs conseils respectifs ? Sans doute si ces régions se voient conférer un pouvoir fiscal propre significatif. Ce n’est pas encore le cas.
En second lieu, peut-on envisager qu’à moyen terme une loi érige tous les établissements publics intercommunaux à fiscalité propre en collectivités territoriales avec élection de leur organe délibérant au suffrage universel par la population située dans leur périmètre, et celà en remplacement soit des départements, soit des communes, soit même de ces deux catégories de collectivités territoriales ?
Ce serait sans doute réaliste de n’avoir plus que deux niveaux de collectivités territoriales, mieux adaptés aux caractéristiques de la société française actuelle. Le processus politique adéquat pour y parvenir n’est toutefois pas évident. Les regroupements intercommunaux actuels ne sont pas tous ressentis comme représentant les nouveaux « bassins de vie » des habitants justifiant leur substitution totale aux communes. Quant au département en tant que collectivité territoriale, il est encore présenté par des élus nationaux et locaux comme la condition de maintien du tissus de villes petites et moyennes dans des zones géographiques qui échappent à l’attraction des grandes métropoles, alors même que c’est probablement surtout la présence effective des services de l’Etat qui est déterminante dans ces territoires.
Bref, la divergence reste possible entre le point de vue des élus, nationaux et locaux, et celui des citoyens en matière d’administration territoriale de la République.
[1] http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000030985460&categorieLien=id
[2] Alsace,Champagne-Ardennes et Lorraine ; Aquitaine ,Limousin et Poitou-Charentes ; Auvergne et Rhône Alpes ; Bourgogne et Franche-Comté ; Bretagne ; CentreVal de Loire ; Corse ; ïle de France ; Languedoc-Roussillon et Midi-Pyrénées ; Nord-Pasde Calais et Picardie ; Normandie ; pays de la Loire ; Provence-Alpes-Côted’Azur
[3] Le Conseil général est l’organe exécutif du Département. – (note CGFR)
[4] rapport annexé au projet de loi de finances pour 2015 sur le site www.fonction-publique.gouv.fr
[5] environ 2 000 communes et 100 établissements publics de coopération intercommunale
[6] en tenant compte en outre des 33 723 emplois de la fonction publique hospitalière, cela donnait pour cette région un taux d’administration civile pour 1000 habitants de 75 contre 72 pour la France entière. Voir www.fonction-publique.gouv.fr
[7] Voir http://vie-publique.fr/chronologie
[8] Ces services sont placés sous l’autorité directe du préfet du département, à l’exception de ceux concernant les finances, l’éducation nationale et l’inspection du travail.
Recent Comments