La justice administrative en Russie après 1917 (la justice administrative soviétique)
Au lendemain de la Révolution d’octobre 1917, la justice administrative n’a pratiquement pas connu de développement ni dans la théorie du droit, ni dans la pratique de la construction juridique de l’Etat. A cette époque, alors que les discussions politiques portent sur la nécessité d’offrir à chaque citoyen le droit de poursuivre en justice tout fonctionnaire, sans évoquer un quelconque recours administratif[1], les recherches dans le domaine de la justice administrative commencent à décliner, à l’exception du livre publié à Moscou en 1925 de M. D. Zagriatskov « La justice administrative et le droit de recours (dans la théorie et la législation » et quelques autres œuvres[2]). Cependant, à cette époque, de nombreux auteurs soutiennent la thèse de l’opportunité d’élaborer des lois soviétiques sur les tribunaux administratifs. D’après M. D. Tchétchote, la littérature spécialisée de cette époque souligne que la création des tribunaux administratifs dans la RSFSR n’est pas en contradiction avec les principes fondamentaux sur lesquels la justice soviétique a été construite[3].
Si on aborde le contenu de la législation des premières années du pouvoir soviétique dans le domaine de la justice administrative, il faut mentionner l’existence de ce qui est appelé un recours administratif[4]. Il est intéressant de noter que ce recours administratif, d’après le célèbre administrativiste russe N. Karadje-Iskrov, est apparu dans la législation dès 1917, c’est-à-dire dans le cadre du droit soviétique. Il est vrai que son champ d’action était limité : après l’introduction de la NEP (Nouvelle Politique Economique), le recours administratif ne s’appliquait que dans le domaine agraire. De plus, les litiges administratifs n’étaient pas tranchés par des tribunaux mais par des commissions agraires spéciales dans le cadre des provinces (gubernia), des districts (oujezd) et des districts ruraux (volost’). Les débats judiciaires toutefois, reposaient dans une certaine mesure sur le principe de contradiction[5].
Le système de contrôle des organes de surveillance administrative se met en place après la Révolution de 1917 et se caractérise par les traits suivants :
- Une surveillance administrative (Nadzor) effectuée sous la forme d’un contrôle hiérarchique ;
- Une surveillance administrative exercée par le Bureau Central des plaintes créé le 4 mai 1919[6];
- La possibilité pour les citoyens de faire recours pour excès de pouvoir contre les fonctionnaires, contre l’inopportunité et la non-conformité des actions et des décisions de l’administration avec les décrets, les ordonnances et les principes généraux du pouvoir central ;
- Une surveillance administrative exercée par la prokuratura qui avait le droit d’introduire une action contre les actions illégales de l’Administration et de ses agents.
Ainsi, le contrôle juridictionnel de l’Administration publique, des organes étatiques et locaux et de leurs agents n’a pas fait l’objet de l’actualisation qui aurait été nécessaire, ni n’a acquis une véritable importance juridique. Il n’est pas non plus devenu l’objet d’une analyse théorique aboutie ni d’une règlementation normative. En 1922, la prokuratura reçut l’ordre d’exercer un contrôle des actes juridiques administratifs. Ainsi en quelque sorte, «la justice administrative » commença à se mettre en place, dans une certaine mesure comme une institution de la surveillance par la prokuratura.
Dans les années 1920, la doctrine, qui réfléchit sur la législation, fait des propositions intéressantes concernant le rôle des tribunaux en cas de plaintes contre l’illégalité des actes de l’Administration et de ses agents. Ainsi, l’Institut du Droit Soviétique propose de créer la Cour Administrative Suprême, et des tribunaux administratifs au niveau des régions et des provinces[7] afin «de protéger la légalité révolutionnaire, de garantir le bon fonctionnement des institutions de l’Etat et la protection des droits des citoyens». D’après les auteurs de ce projet, les juges devaient accepter les requêtes (les actions administratives) des institutions soviétiques, des associations de l’Union soviétique et des citoyens, déposées contre les institutions étatiques de la RSFSR (République Socialiste Soviétique Fédérative de Russie) aux fins d’annulation de leurs actes illégaux, de cessation de leurs actions illégales et de réparation de leurs atteintes à la légalité.
Mais cette proposition de création de tribunaux administratifs n’aboutit pas. Cela s’explique probablement par le fait qu’à l’époque, le tribunal était vu avant tout, comme un organe de protection contre la soumission à l’état soviétique. Son rôle en tant que garant de la responsabilité de l’Etat devant les critiques était de fait rejeté, et c’est ainsi que les recours contre les actions illégales des fonctionnaires furent dévolus à la compétence des organes administratifs.
A partir du milieu des années 1920 et jusqu’aux années 30, l’intérêt des législateurs et des hommes d’Etat concernant le problème de la justice administrative est éteint du fait des conditions politiques. Le système de commandement administratif qui est mis en place dans le pays à la fin des années 190, ne permet pas que soient établies des garanties judiciaires de la responsabilité de l’Etat devant ses citoyens.
Deux décennies plus tard, à la fin des années 1940, la question de la justice administrative, et plus précisément du contrôle juridictionnel de l’administration, attire de nouveau l’attention des juristes. Avec l’élaboration du projet de Code de procédure civile de la RSFSR[8], les tentatives qui sont entreprises à l’époque pour codifier l’organisation et la procédure judiciaires, conduisent à distinguer, au sein de la procédure civile, une catégorie particulière d’affaires permettant un contrôle juridictionnel des actions et des décisions de l’administration et de ses agents. Relèvent de ces affaires, les plaintes pour irrégularité des listes électorales, le contrôle de la légalité des sanctions administratives infligées aux citoyens, le recouvrement des arriérés d’impôts, de taxes et autres paiements auprès des citoyens et des kolkhozes.
Dans les années 1950, les juristes évoquent la nécessité d’étendre la procédure judiciaire aux questions relatives au logement, aux questions foncières et financières etc[9]… Ts. Ja. Jampolskaya estime que, plus on a de possibilités d’éliminer l’arbitraire au sein de l’administration, plus le système de recours sera démocratique[10]. Pourtant, à cette époque, la justice administrative ne devient pas réalité dans le système judiciaire du pays.
C’est dans les années 1970-90 que la justice administrative fait l’objet d’une analyse scientifique plus fructueuse en Russie (en Union Soviétique). Un des travaux scientifiques les plus importants consacrés à la justice administrative est le livre de D. M. Tchétchote « La justice administrative (Problèmes théoriques) », publié en 1973, aux éditions de l’Université d’Etat de Léningrad. D. M. Tchétchote démontre la nécessité d’étendre la protection judiciaire dans le domaine de l’administration. D’après lui, le nombre de litiges administratifs relevant de la compétence des tribunaux doit être augmenté, tandis que l’examen des recours doit être transféré des organes administratifs à un organe chargé du procès administratif[11].
Les juristes estiment qu’il est possible « d’étendre la sphère de contrôle juridictionnel des actes administratifs et autres actions de l’administration »[12]. De plus, à la fin des années 1960 – début des années 1970, les auteurs analysent le contrôle juridictionnel des actes administratifs comme étant au cœur de la justice administrative[13], alors que précédemment (au milieu des années 1940), avaient été publiés en Russie des travaux intitulés « Le droit soviétique ne peut connaître une action administrative »[14]. Néanmoins, on considère que la justice comprend la procédure administrative et que le droit des tribunaux d’examiner les affaires administratives contribue au renforcement de la légalité de l’action de l’administration[15]. Au milieu des années 1970, A. T. Bonner et D. N. Bakhrakh attirent l’attention sur la nécessité d’élargir les attributions des tribunaux dans le domaine de l’examen des plaintes des citoyens contre l’action de l’administration[16]. V. I. Remnev souligne à plusieurs reprises dans ses travaux l’actualité du renforcement du contrôle juridictionnel dans le domaine administratif[17].
A cette époque précisément, la question de la justice administrative est analysée à la lumière de la théorie de la procédure administrative. Les arguments suivant sont développés en faveur de l’autonomie de la procédure administrative et de son statut d’égalité avec les deux autres formes de procédures juridiques – la procédure civile et la procédure pénale – :
1) la spécificité des litiges administratifs entre les citoyens et l’administration qui se caractérise par les relations de droit administratif qui naissent dans ce cadre ;
2) la situation d’égalité entre le requérant (le citoyen) et le défendeur (l’administration, le fonctionnaire) dans la procédure administrative ;
3) la nécessité d’étendre à la procédure administrative plusieurs principes du droit processuel, tels que par exemple le contradictoire, la vérité matérielle, l’égalité des parties, la procédure orale.
La discussion sur la nature de la justice administrative conduit toujours à la même question : de quelle procédure – civile ou administrative – relèvent l’examen par les tribunaux ordinaires des litiges opposant le citoyen à l’Administration et le contrôle de la légalité de leurs actions (ou décisions) ? Les rattacher à la procédure civile était possible dans la mesure où le Code de procédure civile de la RSFSR contenait un chapitre spécial consacré à l’examen des affaires découlant des relations administratives, dont les normes étaient appliquées lors de l’examen des circonstances de l’affaire, de ce chapitre sont utilisées pour la recherche des circonstances des affaires et lors de l’adoption de la décision judiciaire. Les rattacher à la procédure administrative pouvait également être justifié par le fait que le tribunal vérifiait la légalité des actions ou des décisions de l’administration et de ses agents. Ainsi, la procédure d’examen des litiges administratifs (violation des droits publics subjectifs) entre les citoyens et l’Administration fut considérée à cette période de l’histoire comme relevant de la procédure civile. Ce type de procédure judiciaire civile fut qualifié de procédure sans requête (à la différence de l’autre type de procédure dite « sur requête »). Ce faisant, il était inimaginable que le citoyen puisse être demandeur devant un tribunal contre l’administration et ses agents. Il était aussi exclu qu’une telle procédure puisse être faite sur requête, c’est-à-dire une procédure selon laquelle le tribunal est actif dans la collecte, l’étude et l’appréciation des preuves. Cela s’expliquait principalement par le fait qu’un citoyen dispose de beaucoup moins de possibilités procédurales et il lui est beaucoup plus difficile de recevoir les informations nécessaires de la part de l’administration, et ce, d’autant plus lorsqu’il s’agit de comportements (ou actions) irréguliers des agents de l’Etat ou des collectivités.
La Constitution soviétique de 1977 prévoyait la possibilité de faire appel en justice des actions des fonctionnaires commises en violation de la loi, par abus de pouvoir, conduisant à léser les droits des citoyens. Dans le cadre du procès civil, le tribunal pouvait exercer certaines fonctions de contrôle vis-à-vis de certaines décisions administratives. Cependant, les normes constitutionnelles sur la contestation des décisions en justice des fonctionnaires ne furent pas prises en considération dans la législation procédurale. Ainsi, à cette époque, il ne fut pas adopté de loi qui aurait établi une procédure précise d’examen des litiges opposant les citoyens à l’Administration.
La première loi soviétique « sur les modalités de contestation devant un tribunal des actions et décisions irrégulières des fonctionnaires portant atteinte aux droits des citoyens »[18], du 30 juin 1987, étendit la juridiction du tribunal à la seule activité des fonctionnaires, excluant les actions des sujets collectifs de droit. Une des conditions procédurales obligatoires pour pouvoir s’adresser au juge résidait dans le recours hiérarchique préalable. Quelques temps plus tard, le législateur introduisit une voie de recours alternative à propos des affaires de cette catégorie. Il conféra à la personne intéressée le droit de s’adresser directement au tribunal sans avoir à suivre la procédure administrative, c’est-à-dire indépendamment de tout recours hiérarchique préalable. Pour la première fois fut établie la possibilité de faire appel des décisions de justice.
Cependant, cette loi soviétique et les amendements qui furent introduits le 20 octobre 1987 ne peuvent pas être considérés comme la victoire de la démocratie et la prééminence du droit, dans la mesure où elle ne permettait de contester que les actions individuelles des fonctionnaires, excluant par là même toute contestation des actions ou décisions des organes de l’Etat, en tant que sujets collectifs de droit.
Le 2 novembre 1989, fut adopté un nouveau texte – la loi de l’URSS « sur les modalités de contestation en justice des actions irrégulières de l’administration et de ses agents portant atteinte aux droits des citoyens » qui introduisit une série de modifications substantielles quant au contrôle des actes administratifs. Il devint alors possible de contester en justice les décisions de l’administration elle-même. Cependant, le citoyen ne pouvait contester que les actes administratifs individuels. De plus, était exclue de cette contestation toute action des organes représentatifs du pouvoir d’Etat, y compris des Soviets locaux des députés du peuple. De nouveau, il fut introduit une condition de recours préalable sous forme de recours hiérarchique (la règle dite de la question administrative préjudicielle). La loi russe actuellement en vigueur du 27 avril 1993 sur « la contestation en justice des actions et des décisions portant atteinte aux droits et libertés des citoyens » a introduit, à son tour, la règle de la voie de recours alternative pour les affaires administratives (les litiges opposant les citoyens aux organes de l’administration et du pouvoir exécutif).
Si l’on essaie de dégager une quelconque régularité dans le développement de la justice administrative soviétique « pratique », on peut parler d’un élargissement lent mais constant de la compétence des tribunaux de droit commun dans l’examen des plaintes individuelles des citoyens contre les actions (les décisions) de l’administration publique et de ses agents. Les actes législatifs soviétiques que l’on a évoqués ont posé les fondements de l’exercice par les tribunaux d’une fonction de contrôle de l’activité de l’Administration afin de protéger les droits publics subjectifs des citoyens et personnes morales. Cependant, les normes juridiques en vigueur pendant ces années-là ne peuvent pas être considérées comme étant à l’origine d’une véritable institution de la justice administrative.
[1] Voir Lénine V. I., PSS, tome 2, p.85 ; tome 4, p.224-225.
[2] Voir Elistratov A. I., Essai sur le droit administratif, Moscou, 1922 ; Elistratov A. I., « De la confirmation de la légalité dans la construction soviétique », Sovetskoe Pravo, 1922, n°1 ; Kobalevski V. L., Essais sur le droit administratif soviétique, Moscou, Léningrad, 1924.
[3] 3 Voir Tchétchote D. M., La justice administrative (Problèmes théoriques), Léningrad, Editions de l’Université de Léningrad, 1973, p.60.
[4] Voir Karadshe-Iskrow N., “Das Verwaltungsrecht in der Sowjetunion (Russland) seit 1917”, Jahrbuch des öffentlichen Rechts der Gegenwart, Band 23/ 1936, Tübingen, 1936, s. 191-192. Traduction de l’allemand en français : Karadshe-Iskrow N., « Le droit administratif de l’Union soviétique (Russie) depuis 1917 », Annuaire du droit public de l’époque contemporaine, tome 23, 1936, Tübingen, 1936, p.191-192.
[5] Voir Kobalevski V. L., « La justice administrative dans le droit positif soviétique », Bulletin de la Justice Soviétique, 1923, n 8.
[6] Voir SU, 1919, n°23, p.271.
[7] Voir Elistratov A.I., « De la confirmation de la légalité dans la construction soviétique », Sovetskoe Pravo, 1922, n°1 ; Zagriatskov M. D., La justice administrative et le droit de recours (dans la théorie et la législation), Moscou, 1925 ; Kobalevski V. L., « La justice administrative dans le droit positif soviétique », Bulletin de la Justice Soviétique, 1923, n°8.
[8] 8. Voir Kleinman A. F., « Questions de la procédure civile en relation avec la pratique judiciaire », La légalité socialiste, 1946, n°9, p. 11-14.
[9] Voir Ketchekian S. F., Les rapports de droit dans la société socialiste, Moscou, 1958.
[10] Voir Questions de l’Etat de droit soviétique, Moscou, 1958, p. 220.
[11] Tchétchote D. M., La justice administrative, p. 63.
[12] Salichtcheva N. G., Le citoyen et la juridiction administrative en URSS, Moscou, 1970, p.130.
[13] Bonner A. T., « La justice administrative bourgeoise », Pravovedenie, 1969, n°1, p. 99-108.
[14] Voir Abramov S. N., « Le droit soviétique ne peut pas connaître une action administrative », La légalité socialiste, 1947, n°3, p. 8.
[15] Voir Kleinman A.F., « Questions de procédure civile en lien avec la pratique judiciaire », La légalité socialiste, 1946, n°9, p. 11-14.
[16] Voir Bonner A. T., Bakhrakh D. N., « La justice administrative : son développement et son perfectionnement », L’Etat soviétique et le droit, 1975, n°8, p. 13-21.
[17] Voir Remnev V. I., « Le droit de recours et la justice administrative en URSS », L’Etat soviétique et le droit, 1986, n°6.
[18] Pendant dix ans, la norme constitutionnelle concernant le recours judiciaire contre les actes de l’administration n’a pas été appliquée dans la législation soviétique.
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