Les prémisses de la justice administrative en France
Préalablement à l’analyse de l’émergence de la justice administrative en France, il est fondamental de préciser une question, sans laquelle la notion même de justice administrative ne peut faire sens dans le système juridique concerné : la question de la distinction du droit privé et du droit public.
Cette distinction droit public / droit privé induit le positionnement d’une frontière, avec tout l’arbitraire et tout le subjectivisme que cela comporte, entre l’intérêt de l’Etat garant de l’intérêt public et les intérêts des administrés représentant les divers intérêts privés. Ces deux types d’intérêts devant être soumis à des régulations juridiques différentes, tenant des particularismes de chaque catégorie.[1]
En ce sens, il est possible de dégager toute une palette de critères de distinction. D’un point de vue organique, le droit public est le droit applicable à une relation juridique dans laquelle l’Etat est partie. D’un point de vue formel, le droit public est caractérisé par des tehcniques juridiques se différenciant du droit privé, y dérogeant. Sur le plan téléologique, le but du droit public est de promouvoir et garantir l’intérêt public. Sur le plan matériel, les règles de droit public ont vocation à être des règles générales et impersonnelles et renvoient à la notion de droit objectif, autrement dit à des situations juridiques impersonnelles qui s’appliquent à certains individus dans certaines circonstances.
Evidemment, la frontière entre droit public et droit privé varie en fonction des époques et des impératifs, ces deux domaines s’influencent réciproquement. Toutefois, la possibilité de l’émergence d’une justice administrative tient à l’existence même de cette distinction, qui légitime une organisation juridictionnelle duale.
- L’organisation de la justice sous l’Ancien Régime
La justice sous l’Ancien Régime est extrêmement cahotique et complexe. Elle n’est pas le reflet d’une construction rationnelle, mais d’une évolution pratique et politique. Pratique, dans le sens où il a fallu répondre à des besoins sectoriels et précis. Politique, puisque le processus de centralisation va renforcer l’administration et la justice royale, dans le but de l’instauration d’un Etat, dont la conception centralisatrice sera reprise par les révolutionnaires eux-mêmes.
A l’époque féodale[2], le Roi est faible, sa justice fortement décentralisée. Ses décisions doivent être discutées et acceptées par les différentes assemblées, qu’il s’agisse des Etats géneraux, des assemblées de notables ou des Etats provinciaux. Mais c’est avec l’avènement de la monarchie absolue qu’apparaissent les premiers traits organisationnels de la justice centralisée.[3]
Le développement de contentieux conduit le Roi à ne plus pouvoir tout régler personnellement. Il confie alors cette tâche à des professionnels, spécialisés et sédentarisés, qui statuent de manière permanente et sont inamovibles à partir du 15e siècle. Il s’agit des « conseillers du Roi en son Parlement de Paris ». Sur le modèle du Parlement de Paris, vont se développer des Parlements dans toute la France. Ils doivent garantir l’obéissance des Sujets et la pérennité du Royaume. Ils rendent la justice en dernier ressort au nom du Roi, se prononcent sur les affaires importantes, mais également prononcent des remontrances contre les édits royaux et les ordonnances du Roi. Le développement de leur esprit de corps, parallèlement à leur inamovibilité, seront les facteurs de leur indépendance de fait, dans le cadre d’une justice retenue.
Une forme de distinction concernant les affaires d’Etat intervient au 17e siècle, à la suite de laquelle les Parlements n’ont plus le droit de juger en la matière. Pour recourir à un lexique contemporain, il serait possible de dire que dès lors, les juridictions de droit commun ne peuvent plus s’immiscer dans les affaires d’Etat. Il s’instaure ainsi une différenciation entre affaires juridiques et affaires politiques, qui sert également la Monarchie. Les Parlements effectuent le contrôle juridique des lettres patentes du Roi, c’est-à-dire des actes normatifs à portée générale. Cela contribue à un souci de bonne administration, mais permet également de légitimer la Monarchie, de la fonder sur le droit et non sur la tyrannie.
La justice alors se distingue entre justice ordinaire et justice extra-ordinaire, qui elle est réellement entre les mains du Roi. A cette époque, la justice est au coeur de l’organisation de la société et les procédures durent des années, voire une vie entière avant d’obtenir une décision définitive applicable.
La justice ordinaire repose sur l’institution des tribunaux de prévôtés, extrêmement nombreux, plusieurs milliers, jusqu’au 18e siècle, où ils commencent à décliner. Ces juridicitons ont une compétence de droit commun en matière civile et pénale. Leurs décisions sont suceptibles d’appel devant les baillis ou sénéchaussés, qui constituent le deuxième degrè de juridiction.
Pourtant, l’appartenance à des classes sociales différentes va déterminer la compétence des juridictions. En effets, les nobles et les officiers s’adressent aux tribunaux de baillis ou de sénéchaussés en première instance. Mais la distinction est également matérielle, puisque ces tribunaux seront compétents en première instance pour les causes relatives aux bénéfices ecclésistiques ou en ce qui concerne les causes domaniales, par exemple. Ils seront également compétent pour l’appel des décisions criminelles rendues par la justice seigneuriale.
On notera également que, sans avoir le titre de bailliage, le tribunal du Chatelet[4], qui est le tribunal du prévôt de Paris, en a le rang et est le plus important en France.
En janvier 1552, un édit d’Henri II créé un nouveau degrè de juridiction en élevant une soixantaine de bailliages et séchaussés au titre de « sièges présidiaux », qui auront la compétence de juger en dernier ressort de certains litiges.
Au sommet de la pyramide juridictionnelle, se trouvent les cours souveraines (parlements et conseils souverains).
Il ne faut toutefois pas oublier les tribunaux ecclésiastiques, les justices seigneuriales des Ducs et des pairs, les juridictions spécialisées : les juges consulaires pour les affaires commerciales, les amirautés pour les affaires maritimes, les prévôts des maréchaux et connétablies pour les affaires militaires et administratives, les Greniers à sel pour la gabelle, les Tables de marbre pour les eaux et forêts, les cours des aides pour la fiscalité, la cour des monnaies …
- Les prémisses d’une justice administrative sous l’Ancien Régime
Il est possible de voir les prémisses de la justice administrative au niveau de la justice extraordinaire rendue par le Roi et à traver le développement d’un justice spécialisée[5], qui va recouvrir de nombreux domaines correspondant au droit public contemporain.
Pour comprendre les enjeux portés par la justice sous l’Ancien Régime, il faut se souvenir que la justice portée par les Parlements s’est dangereusement éloignée et autonomisée du Roi, qui a besoin, pour garder le contrôle, de renforcer une justice extraordinaire. C’est devenu un enjeu de souveraineté.
Le rôle du Roi – juge suprême, garant de la justice, est légedaire. On se rappellera Saint Louis rendant la justice sous un chêne de Vincennes. Cette image populaire va légitimer la justice du Roi. Il est donc en droit d’intervenir quand bon lui semble. Mais il permet aussi de remédier aux insuffisances de la justice ordinaire, en harmonisant les jurisprudences, en créant des juridictions temporaires pour résorber les contentieux en souffrance …
Ainsi, le Conseil privé, ou Conseil des Parties, peut analyser toute requête ayant fait l’objet au préalable d’un filtre par le maître des requêtes de l’Hôtel. En cas d’erreur commise par la justice ordinaire, les services de la Chancelleries peuvent réexaminer une décision pourtant définitive. Le Conseil privé ne va pas statuer au fond, il va casser la décision et intimer l’ordre de révision du procès. Cette procédure fonctionnera jusqu’au 16e siècle, où l’ordonnance de Blois va créer le pourvoie en cassation pour violation de la loi ou de la procédure. Il garde toutefois le contrôle de ce que l’on appellerait aujourd’hui le bon fonctionnement de la justice, en pouvant créer des juridictions temporaires, des Chambres de justice, pour certaines catégories d’infractions. Cela fut le cas lorsqu’étaient en jeu des questions de santé publique ou des affaires financières avec enrichissement personnel sur les fonds publics.
Mais le plus significatif pour le lancement d’une forme de justice administrative est le développement de la justice spécialisée. Avec la diversification des activités de l’administration au 16e siècle, se diversifient également les juridictions. Toutefois, à cette époque, il n’existe pas de distinction entre administrations et juridictions, les deux fonctions sont cumulées (il faudra attendre la révolution pour que ce principe de séparation soit adopté). L’on assiste alors à un mailliage touffus entre les anciennes administrations dépassées mais toujours existantes et les nouvelles plus adaptées aux nouveaux besoins de l’Etat.
Ainsi, le Grand Conseil supplanté par le Conseil privé et qui ne garde plus que les affaires ecclésiastiques, la Chambre des comptes vidée de son contentieux par les Cours des aides et la Cour des monnaies. Sans compter que toutes ces juridictions entrent en conflit de compétence avec les Parlements, logique dans laquelle l’intérêt privé domine souvent l’intérêt public.
C’est au 17e siècle que la logique se renverse, lors d’une modification du rapport des forces entre la justice et l’administration. Dès lors, les fonctions d’administrateurs supposent des fonctions de justice. Pour contrecarrer le poids des Parlements dans le contrôle des actes royaux, sont créés les intendants. Ils ont pour fonction de surveiller les juridictions ordinaires, et bénéficient d’une compétence spéciale quand les intérêts de l’Etat sont en jeu. Cela concerne une partie du droit pénal qui deviendra plus tard le contentieux administratif et fiscal. La procédure devant lui est inquisitoire, essentiellement écrite, sans avocats. Ses décisions sont suceptibles d’appel devant le Conseil du Roi, mais le recours n’a pas d’effet suspensif.
Dans le Conseil du Roi, à côté du Conseil privé, se développent des Conseils spécialisés concernant des activités spécifiques de gouvernance, dans lesquelles les intérêts de l’Etat sont en jeu. Comme le Conseil royal des Finances. Mais cela concerne également, la Poste, la Pêche, les péages, etc. Ils rendent des arrêts en première instance par les intendants ou le lieutenant général de Paris. Dès le 18e siècle, le Contrôleur général et ses intendants des finances sont en charge de tout le contentieux financier de l’Etat. La procédure y est également inquisitoire et écrite, mais sans procureur, car le Roi représente les intérêts de l’Etat.
Cette justice est efficace, elle permet rapidement de trouver un compromis entre les intérêts particuliers et l’intérêt de l’Etat, qu’elle a quand même tendance à favoriser en cas de conflit. Toutefois, elle est fortement critiquée par les juridictions ordinaires, en raison de l’absence d’avocat qui ne permet pas à chaque requérant de pouvoir se défendre correctement et en raison de la confusion entre la personne de l’auteur de l’acteur et de celle du juge. C’est pourtant cette justice qui préfigure la justice administrative à venir, que les enfants de la Révolution mettront en place.
[1] Pour plus de développement sur cette distinction et la structuration du droit qu’elle entraîne, voir l’article de M. Troper, L’opposition public-privé et la structuration de l’ordre juridique. Politique et management public. 1987. n° 5-1. P 181-198
[2] Sur les mutations de la société féodale, voir l’article du professeur C. Lauranson-Rosaz, Le débat sur la « mutation féodale » :état de la question, http://hd.facdedroit-lyon.com/debat_MF.pdf
[3] Pour une présentation de l’organisation de la justice sous l’Ancien Régime, et particulièrement du 16e au 18e siècle, voir l’article de B. Fourniel, Les institutions judiciaires de l’Ancien Régime et leurs archives, http://viewer.cg15.mnesys.fr/accounts/mnesys_ad15/datas/medias/Serie_NUM/Sous-serie_21_NUM/AD015_21_NUM_14_00001.pdf
[4] Pour une présentation du tribunal du Chatelet, voir A. Cheruel, Dictionnaire historique des institutions, moeurs et coutumes de la France, 1899, http://www.blason-armoiries.org/institutions/c/chatelet.htm
[5] Voir, par exemple, l’article de S. Guilleminot, La justice d’Ancien régime au XVIIe siècle :11 000 cas dans le présidial de Caen, Histoire, économie et société, 1988, N°2 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hes_0752-5702_1988_num_7_2_1512
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