« L’État et l’idéologie : dans quel monde voulons-nous vivre ? »
Le 31 mai 2024 s’est tenue à la bibliothèque Tourguéniev une réunion du Club français de Moscou sur le thème « L’État et l’idéologie : dans quel monde voulons-nous vivre ? ». La discussion s’est articulée autour de deux blocs : tout d’abord, la mise en lumière des mécanismes de l’idéologie néolibérale, qui porte la globalisation dans laquelle nous vivons encore ; la recherche d’une idéologie alternative au néolibéralisme et la méthode de déconstruction de celle existente.
La post-modernité, concept souvent mis en avant pour décrire la période actuelle, n’est pas une modernité dépassée, mais la fin de cette modernité, qui poussée à son paroxysme se retourne contre elle-même. En cherchant à toujours dépasser le passé, elle écrase les idéologies auxquelles elle a donné vie, et notamment le libéralisme, qui a enfanté du néolibéralisme. Sur le plan géopolitique, la chute de l’URSS fut le moment de rupture, qui a marqué la fin de ce dualisme idéologique et fait basculé le monde dans la globalisation, portée par l’idéologie néolibérale.
Si le néolibéralisme est une idéologie, c’est-à-dire un contenu, une certaine vision du monde, il repose également sur une architecture institutionnelle, un maillage normatif et un ensemble de « cultes ».
La source du pouvoir étant transférée du cadre étatique national vers des organes supra-nationaux, l’affaiblissement de l’État est la condition sine qua non du développement de l’idéologie néolibérale. Cette gouvernance s’appuie sur une logique soi-disant horizontale, celle dite du réseau, déconnectée du principe démocratique. Ce qui est parfois appelé le « Consensus de Davos » s’appuie sur l’opposition d’élites apatrides et de peuples enracinés. L’horizontalité revendiquée ne doit pas cacher une structure de gouvernance en réalité hiérarchisée, dans lequel le niveau national est dépendant du niveau global, où des clubs, fondation, forums établissent une ligne que certaines institutions réaliseront. Ce schéma s’appuit sur trois catégories d’outils : les organismes internationaux, qui sont sortis de la logique « internationale » (entre les États) pour aller vers une logique « globale » (supérieure aux États) et posent les principes normatifs ; les ONG, qui permettent d’encadrer la gouvernance nationale, en donnant les impulsions politiques nécessaires, quand la société ou les institutions nationales résistent ; les médias, qui formatent l’opinion publique, pour lui faire accepter la domination des impératifs globaux sur l’intérêt national.
La perte de souveraineté de l’État, qui a permis l’avènement de ce mode de gouvernance, n’est pas nouveau et est le résultat d’un long processus, viible depuis le début des années 70. Deux vagues d’accélérations ont ensuite eu lieu : la première dans les années 90 après la chute de l’URSS et donc du monde bipolaire, ce qui a notamment permis l’accélération des mécanismes d’intégration européenne ; la seconde en 2019, avec l’impératif de soumission des politiques nationales à l’OMS face à la crise politico-sanitaire du Covid. Cette gouvernance globalisée s’est accompagnée, parallèlement à l’affaiblissement de l’État, de l’imposition de l’individu, comme source et finalité unique du système, ce qui s’est traduit par la mise en place d’une véritable religion des droits de l’homme. Tout comme le libéralisme originaire qui a été dévoyé en néolibéralisme, l’homme a été transformé en individu.
Déconstruire ce système passe tout d’abord par la remise en cause de cette hiérarchie, où le national est dominé par le global. Cela ne peut se faire sans la remise en cause des cultes globalistes, qui ont tous en commun de remplir une fonction d’évidemment et dont les principaux sont les suivant :
- Le culte numérique : Faire de la technogie un but et non en moyen conduit à la virtualisation de l’homme et de l’État, par l’affaiblissement des deux. Ce processus s’inscrit dans la logique de contrôle, qui accompagne le culte numérique, contrôle des esprits dans le cadre de la guerre cognitive, et contrôle extérieur des États.
- Le culte managerial : La logique politique, qui est celle de la décision, a été remplacée par la logique manageriale, qui est celle de l’exécution. Cette transformation accompagne naturellement le transfert du pouvoir de décision, du niveau national au niveau global.
- Le culte migratoire : Si les mouvements de population ont toujours eu lieu, la nouveauté tient ici en leur caractère fortement organisé et en l’instauration d’un droit de l’individu de choisir où vivre et de l’obligation faite à l’État de l’accueillir. Ceci conduit à la dillution du lien de citoyenneté existant entre l’homme et le pays, où il vit, ainsi qu’à la dillution de la société elle-même et de la culture nationale.
- Le culte des minorités : Toute société est plurielle, puisque les hommes sont différents. Mais soit l’on met l’accent sur ce qui les divise, soit l’on cherche à renforcer la cohésion sociale par la mise en avant de ce que les hommes ont en commun. Les mouvement woke, LBGT et autres mouvements d’exacerbation des particularismes ont pour but de diviser et ainsi de fragiliser, et les sociétés désormais atomisées, et les hommes ainsi privés de leurs repères naturels de développement.
Le détricotage de tout ce maillage passe par plusieurs mécanismes, concommittants. Le plan international doit être reconsidéré comme un lieu devant être reconquis par les États. Ce qui implique la remise en cause de certaines institutions déjà existantes, notamment l’Union européenne : aucune souveraineté ne peut exister pour les pays européens, alors qu’ils ont transférés leurs pouvoirs régaliens à ces structures régionales de gouvernance globale.
La législation doit être nettoyée des mécanismes garantissant la domination du global sur le national, ce qui passe par exemple par la remise en cause du processus de Bologne dans le domaine de l’enseignement et de la recherche, par l’instauration de mécanismes cohérants de contrôle étatique sur l’activité des entreprises, notamment en matière de garantie de la sécurité, par une politique fiscale adaptée, et au développement d’une activité économique nationale, et aux besoins de l’État, par l’établissement de mesures normatives de contrôle de l’ingérence étrangère dans le pays, notamment en ce qui concerne le financement étranger des ONG ou des médias.
L’idéologie dans le sens large, comme vision du monde, étant nécessaire à l’État pour déterminer le cours de son développement, celle-ci doit être pensée au niveau national. Ce qui pose la question centrale de « qui ». Qui peut penser ces nouveaux mécanismes, qui peut penser ces nouvelles valeurs, qui peut les mettre en oeuvre ? Une déglobalisation des esprits, imposant la déglobalisation des élites et la « renationalisation » de l’école, est un élément essentiel pour que le désir d’un monde meilleur, plus juste et plus humain, ne reste pas lettre morte.
La discussion de été modérée par Léonid Vitalievich Golovko, docteur es sciences juridiques, professeur, directeur du Centre de procédure pénale et de Justice à la Faculté de droit de l’Université d’État de Moscou (Lomonossov).
Ont pris part à la discussion :
- Achachi Rachid, docteur en économie, géopoliticien ;
- Béchet-Golovko Karine, présidente de l’association CGFR, docteur en droit public, professeur invitée à l’Université d’État de Moscou (Lomonossov), membre du Bureau de l’association Dialogue franco-russe ;
- Betton Jean-Stéphane, professeur d’histoire, Lycée français de Moscou ;
- Branson Elena, présidente du Conseil de coordination des organisations des Russes de l’étranger, fondatrice de l’ONG « Russian Center New York » ;
- Dauphiné Philippe, EMLyon, chef d’entreprise ;
- Develay Arnaud, juriste spécialisé en droit international ;
- Jarionov Alexandre Alexeevitch, docteur en droit, assistant, Centre de procédure pénale et de justice, Faculté de droit, Université d’État de Moscou (Lomonossov) ;
- Kojokine Evgueny Mikhailovich, docteur es sciences historiques, professeur, doyen de la Faculté des relations internationales et de politologie, RGGU ;
- Krylov-Iodko Romuald Romualdovitch, docteur en pédagodie, directeur de la Bibliothèque Tourgueniev ;
- de Lattre Cyrille, directeur “Uaild gis aviation”, commandant de bord (à la retraite) ;
- Loukianov Evgueny Petrovitch, journaliste ;
- Modème François, chanteur d’opéra, soliste au Philharmonique de Donetsk ;
- Panteleev Sergueï Iurevitch, historien, politologue, directeur de l’Institut des Russes de l’étranger, rédacteur en chef du portail analytique d’information « La Russie et ses compatriotes » ;
- Saint-Germes Thierry, fonction publique internationale ;
- Tanchina Natalia Petrovna, docteur es sciences historiques, professeur, Centre d’histoire générale, RANEPA ;
- Thomann Pierre-Emmanuel, docteur en géopolitique de l’Institut Français de Géopolitique de l’Université Paris VIII, professeur à l’Université de Lyon III et de l’ISSEP Lyon ;
- Vassilev Oleg Léonidovitch, docteur es sciences juridiques, professeur, Centre de procédure pénale et de Justice, Faculté de droit, Université d’État de Moscou (Lomonossov).
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