Le concept de Monde russe et la détermination de ses éléments universels
Le 10 septembre 2024 à Lougansk s’est tenue la réunion extraordinaire du Club français de Moscou dans le Centre russe de l’Université pédagogique de Lougansk sur le thème du concept du Monde russe et de la détermination de ses éléments universels. La discussion s’est développée autour de deux axes : tout d’abord, la détermination des éléments du Monde russe ; puis, la recherche des éléments universels, qui peuvent servir de base à l’élaboration d’une vision du monde alternative au néolibéralisme, portant la mondialisation aujourd’hui.
La décision de se réunir justement à Lougansk et dans une université fut une décision symbolique. Lougansk, tout comme Donetsk, est devenu le cœur du Monde russe et de son réveil, dès lors que les habitants de ces régions ont décidé de se lever pour rejeter le Maïdan et revenir au sein de la Russie. Tout conflit prend fin un jour ou l’autre et les milieux intellectuels ont la responsabilité de l’élaboration des fondements conceptuels du monde « d’après ». Les universités, qui sont à la fois un lieu de formation des étudiants et de recherche scientifique, ont le devoir de coopérer afin de préserver les ponts existants entre les hommes au-delà des conflits entre les gouvernements.
La sortie de l’idéologie néolibérale ne sera complète que lorsque nous aurons la possibilité de lui opposer un autre modèle, universel et donc transposable dans les différents pays, aujourd’hui sous domination néolibérale. La Russie est l’un des rares pays à pouvoir proposer un modèle alternatif, comme elle l’a déjà fait dans le passé, étant à la croisée des continents et des cultures, mais avec une dominante européenne continentale. L’émergence du concept de Monde russe peut ici servir de base de réflexion à l’élaboration d’une autre vision du Monde, s’il est possible d’en dégager les éléments constitutifs ayant un degré suffisant d’universalisme et si la Russie elle-même arrive à aboutir sa déglobalisation et à vivre le modèle qu’elle peut proposer. Cela passe par la remise en cause des piliers de la globalisation, notamment : la remise en cause du culte de la communauté internationale, autrement dit cela nécessite la restauration de l’État comme structure de pouvoir contre la domination des organismes internationaux devenus des instruments de gouvernance globalisée ; celle du culte de la suprématie du mélange culturel, soit la restauration d’une culture nationale nettoyée de ses éléments la noyant dans le magma de la culture désormais ni occidentale ni orientale mais globale, ce qui passe entre autres par la renationalisation de l’enseignement et de la recherche, autant que de l’histoire ; la sortie du culte de la toute-puissance technologique et numérique, afin de redonner la priorité à l’homme et à son développement, et non pas le soumettre à ce culte.
Les trois dimensions du Monde russe sont à ce stade de la réflexion envisagées comme étant la civilisation, le territoire et les hommes.
Pour le Patriarche Kirill, le monde russe, comme concept civilisationnel, s’appuie sur la croyance religieuse orthodoxe, la culture russe, la langue russe et les Russes, notamment de l’étranger qui se considèrent russes. Il est possible d’y ajouter l’histoire de la Russie et les acquis des sciences russes, ainsi que, bien sûr, l’État russe. Une dimension universelle à partir de ces éléments peut alors être dégagée.
Mais le Monde russe est aussi un territoire, qui au-delà de son approche objective, passe par la conscience de ce territoire dans toutes ses dimensions, terrestre, maritime, aérienne et cognitive. Le Monde russe est un territoire, où vivent des Russes. En ce sens, le territoire reste russe, même s’il passe sous gouvernance extérieure, s’il est occupé. D’autant plus dans le cadre d’une situation conflictuelle, la question de la stratégie du territoire est fondamentale. Et la conception du territoire, et sa conscience vont varier en fonction de ce qu’elle est défensive ou offensive, puisque la question du rassemblement du Monde russe sera appréhendée différemment. Historiquement, la Russie a principalement mené des guerres défensives, pour reprendre des territoires occupés ou pour éloigner l’ennemi de son territoire. Aujourd’hui, il ne suffit pas d’un État fort pour défendre le Monde russe, il faut aussi penser le Monde dans l’ensemble de son territoire et ainsi passer à une stratégie plus offensive.
Enfin, le Monde russe est avant tout les Russes, des Russes avec une histoire complexe, qui les a conduit plusieurs fois à faire des choix idéologiques, des Blancs aux Rouges lors de la chute de l’Empire russe, aux soviétiques et libéraux lors de la chute de l’Union soviétique. La question des Russes de ce Monde russe ne peut passer que par la détermination de certaines lignes rouges, qui ne permettront pas de faire de la réconciliation nationale la revanche de ceux, qui ont perdu par le passé. Autrement dit, l’union et l’unité du Monde russe ne peut se faire que par la reconnaissance par les vaincus de la victoire des vainqueurs. Ce qui entraîne la reconnaissance de l’histoire russe dans sa totalité et sa complexité, avec la défaite des Russes blancs en février 1917 et leur responsabilité dans la chute de l’Empire russe, la victoire des Soviétiques en 1945 et la reconstruction de l’État par les bolchéviques, la défaite du communisme en 1991 et l’ouverture d’une ère néolibérale, puis la résurgence d’un mouvement étatiste anti-globaliste depuis quelques années.
Tous ces aspects du Monde russe ne peuvent être intégrés tels quels sans renvoyer à une conception nationale et non pas à un concept universel. Il est donc fondamental de travailler à son abstraction par une approche fonctionnelle et matérielle.
Fonctionnellement, la sortie de la globalisation passe par la remise en cause de ses mécanismes. Il s’agit notamment du retour au respect du droit international, dans sa dimension justement « inter-nationale », c’est-à-dire entre les Nations. La globalisation ne permet pas le droit international, elle instrumentalise ses règles pour assurer sa puissance. Le passage forcé à la multipolarité en 2022, quand la Russie a commencé une sorte de guerre de décolonisation idéologique, redonne sa chance à la déglobalisation, même si ce n’est pas dans tous les domaines le résultat d’une décision politique forte et consciente. Par exemple, la déglobalisation économique de la Russie semble encore, par certains aspects, plus subie qu’entièrement voulue, même si elle produit des effets réels de déglobalisation.
Ainsi, l’État étant le premier ennemi de la globalisation, c’est donc cette institution ce qu’il faut rétablir en priorité. Sur un autre plan, l’identité nationale des gens est l’élément matériel le plus combattu par les mécanismes de globalisation, fondés sur l’ouverture des sociétés. Traditionnellement, l’identité russe est caractérisée par la solidarité et le communautarisme, dans une conception holiste de la société. D’une manière générale, nos sociétés ne peuvent se développer que dans un cadre plus conservateur, qui permet le développement de l’ensemble des membres et non pas de certains au détriment d’autres. Ceci ne peut qu’être fondé sur un sentiment de justice, afin de permettre la légitimité du système.
Il ne sera possible de développer et de légitimer une alternative à l’idéologie néolibérale actuelle fondant la mondialisation, que si la Russie elle-même se libère de ces mécanismes globaux, car l’on ne peut exporter que ce que l’on possède.
La discussion de été modérée par Béchet-Golovko Karine, présidente de l’association CGFR, docteur en droit public, professeur invitée à l’Université d’État de Moscou (Lomonossov), membre du Bureau de l’association Dialogue franco-russe et Panteleev Sergueï Iurevitch, historien, politologue, directeur de l’Institut des Russes de l’étranger, rédacteur en chef du portail analytique d’information « La Russie et ses compatriotes ».
Ont pris part à la discussion :
- Achachi Rachid, docteur en économie, géopoliticien, ODC TV ;
- Avdiïtchouk Ekaterina Nikolaevna, directrice du Centre russe,maître-assistant du Centre de linguistique russe et des technologies communicationnelles, Université pédagogique d’État de Lougansk ;
- Belov Sergueï Alexandrovitch, assistant de l’Ombudsman de la République populaire de Lougansk ;
- Develay Arnaud, juriste spécialisé en droit international, ancien avocat aux barreaux de Paris et Washington :
- Deïnego Vladislav Nikolaevitch, représentant du ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie à Lougansk ;
- Dibas Oksana Andreevna, docteur en histoire, maître de conférences, Centre de l’histoire universelle et des relations internationales, Université pédagogique d’État de Lougansk ;
- Golovko Léonid Vitalievich, docteur es sciences juridiques, professeur, directeur du Centre de procédure pénale et de Justice, Faculté de droit, Université d’État de Moscou (Lomonossov) ;
- Kovalenok Sergueï Sergueevitch, vice-recteur pour la politique informationnelle, l’éducation patriotique et les projets étudiants, Université d’État de Lougansk (V. Dal) ;
- Koroleva Galina Ivanovna, docteur en histoire, maître de conférences, Centre des disciplines socio-humanitaires, Académie d’État de culture et des arts de Lougansk (M. L. Matoussovsky) ;
- Protsenko Alexandre Valerievitch, docteur en sciences politiques, maître de conférences, Centre d’études politiques et de relations internationales, Université d’État de Lougansk (V. Dal) ;
- Saint-Germes Thierry, fonction publique internationale ;
- Sidorov Dmitri Sergueievitch, ministre de la Culture de la République populaire de Lougansk ;
- Thomann Pierre-Emmanuel, docteur en géopolitique, professeur à l’ISSEP Lyon ;
- Yakovenko Andreï Viatcheslavovitch, docteur es sciences en sociologie, professeur, directeur du Centre de sociologie et d’ingénierie sociale, Université d’État de Lougansk (V. Dal) ;
- Zvonok Alexandre Anatolievitch, docteur en philosophie, maître de conférences, Centre de pédagogie sociale et de l’organisation du travail avec la jeunesse, Université pédagogique d’État de Lougansk.
Que ces échanges aient pu se tenir à Lougansk est déjà en soi une victoire.
Pour aller plus loin (je comprends la prudence des propos quant à l’avenir), il faudra attendre une évolution des mentalités agressives envers la Russie et surtout envers le peuple russe…
La croyance n’a pas lieu d’être dans la gouvernance. Effectivement, la religion orthodoxe est majoritaire en Russie, mais elle doit laisser les autres croyances religieuses se développer. De plus, la restauration s’est installée en Union Soviétique: les libéraux et l’organisation religieuse orthodoxe ont participé activement au sabordage de l’union; pourtant, le peuple soviétique, par ses multiples référendums, ne voulait nullement dissoudre l’Union.
Cette prétention à l’universalisme est une erreur que combat précisément la Russie. Les intellectuels se croient tout permis. Tenons-nous en aux traités de Westphalie ou équivalent. Et les vaches seront bien gardées.