« Quel patriotisme aujourd’hui ? »
Une nouvelle réunion du Club français « Tourgueniev » s’est tenue à la bibliothèque Tourgueniev le 30 mai 2025 sur la question du patriotisme aujourd’hui. Le terme en lui-même étant honni en Occident, fermé à double tour dans les tiroirs de l’histoire, tout en étant instrumentalisé dans les mécanismes géopolitiques actuels, la discussion s’est articulée autour de deux thèmes : 1) le patriotisme et son évolution au niveau national ; puis 2) le processus de reformatage du patriotisme à l’époque de la globalisation.
Le patriotisme est lié à la terre, à l’homme, à son histoire, à ce qui le constitue. Notre Patrie a des couleurs et des odeurs, elle a même une âme. Comme l’écrivait le poète russe Essenine :
« Ô toi, Russie, Ô campagnes framboises,
Azur renversé à plein les rivières,
Oui j’aime à la joie, oui j’aime à l’angoisse
Tes nostalgies aux couleurs de lacs clairs. »
Il y a bien deux choses que l’on ne choisit pas, sa famille et sa Patrie. On peut les aimer, les détester, elles n’en restent pas moins notre famille et notre Patrie. La Patrie nous constitue, tout comme nous la constituons. En ce sens, le patriotisme est dual : il est à la fois immanent et culturel.
Comme l’écrivait Aragon, « Il faut mériter sa Patrie ». Le lien affectif à la Patrie se construit aussi avec les organes de socialisation et donc en s’appuyant sur une politique publique.
L’école est la première institution publique de socialisation de l’homme et donc de sa constitution en citoyen. Il est possible d’y enseigner l’amour de la Patrie, par la connaissance de son histoire nationale, par la connaissance de sa culture nationale, par le respect et la connaissance des autres cultures, par la connaissance de nos histoires communes, comme celle du Normandie-Nieman, qui est un lien historique et civilisationnel encore aujourd’hui. C’est une histoire d’hommes, qui se battent pour leur pays, pour leur Patrie, un combat qui passe parfois par la défense d’une autre terre face à un ennemi commun. Plus que l’instauration de leçons spéciales « pro-patriotiques », c’est bien un enseignement systémique de qualité, qui permet de préparer les esprits et les cœurs à l’amour et au respect de la Patrie.
Les médias, surtout à l’époque d’une société post-moderne orientée jusqu’au fanatisme vers la communication, sont un instrument de formation et de déformation de l’opinion publique. Mais ils ne sont qu’un instrument, tout dépend donc du pouvoir qui le maniera.
Ainsi, dans la Russie apparue sur les ruines de l’URSS, le patriotisme était considéré comme une insulte, comme une imposture d’un temps révolu, les « libéraux » reprenant à leur compte et au pied de la lettre l’aphorisme attribué à Samuel Jonhson, « le patriotisme est le dernier refuge d’un scélérat ». La Patrie est morte, vive le constitutionnalisme ! Et les idéologues néolibéraux ont tenté de construire une forme artificielle de « patriotisme constitutionnel », c’est-à-dire un patriotisme détaché de la terre et rattaché à une idée supérieure et dite « universelle », en réalité « globale ».
Comme cela est parfaitement exprimé en Russie, « On peut mourir pour la terre de Razian, mais pas pour la région de Razian ». Le patriotisme est une relation à une terre, à une Nation, à une civilisation, tout cela protégé par un État fort et souverain – sinon, il n’est pas. Et c’est bien ce lien presque passionnel entre l’homme et ses véritables racines, qui tente d’être remis en cause aujourd’hui dans le cadre de la globalisation.
Le modèle de gouvernance reposant sur la globalisation est en tant que tel antinomique au patriotisme, puisqu’il est une négation de la terre nationale au profit d’une construction idéelle, devant s’y substituer afin de légitimer l’hégémonie d’un pouvoir non national et supra-national. Ce qui impose la fin du souverain au niveau de l’État.
Qu’il s’agisse de l’Occident avant la globalisation, c’est-à-dire de l’époque de l’universalisme, ou de l’Occident aujourd’hui globalisé, pour lui la Russie est un obstacle historique à l’expansionnisme politique et idéologique occidental, une sorte d’éternelle « anomalie » et une énigme irritante. D’autant plus irritante, que telle qu’elle, la Russie est indigeste. Il a bien fallu la diviser et la défaite de 1991, qui pour la première fois dans l’histoire russe a imposé le tabou des frontières historiques, est une forme de ce « patriotisme constitutionnel ».
Et nous nous retrouvons dans une situation étrange, dans laquelle le patriotisme est banni en Occident, mais reformaté au niveau ethnique par exemple dans les pays de l’espace post-soviétique, afin de créer un sentiment national contre l’histoire de ces territoires, contre le Monde russe. Le faux patriotisme est ainsi devenu un instrument de gouvernance des sociétés, en fait contre elles-mêmes. L’aboutissement ultime de ce processus étant l’Ukraine.
Nous assistons ainsi d’une part à une contraction de la Patrie, pour mettre en place un substrat à taille réduite, et d’autre part à la dilution globalisée de la Patrie, là où historiquement elle a toujours existé. Ainsi en France, nous avons connu un long processus de détricotage de la Patrie, avec tout d’abord la remise en cause de la Nation comme fondement de la France, ensuite avec le resserrement du territoire accompagné par des mesures législatives de légalisation de l’immigration de masse en provenance des anciennes colonies, le tout sur fond de négation de la culture nationale. De la « France, fille aînée de l’Église », nous en sommes ainsi arrivés à la « France, fille de joie de l’Atlantisme ». Ce qui est regrettable.
Dans tous ces processus, il ne faut pas négliger le rôle tenu par l’idéologie et donc la dimension volontaire du reformatage des sociétés et des hommes, puisque l’idéologie est le plan où se déroule la guerre mentale, cette autre dimension de tout combat conduit pour la prise de pouvoir ou le maintien du pouvoir par le contrôle des hommes et des esprits. Si le contrôle du discours et de la pensée par le contrôle de l’information est toujours important, le but stratégique est bien autre : la constitution d’une vision du monde, qui soit conforme au pouvoir contrôlant le territoire donné.
En ce sens, le retour à l’idée de Patrie et de patriotisme est une remise en cause du cadre idéologique encore actuellement dominant et ne peut se faire sans une volonté politique solide et stable, sans une conjonction des élites gouvernantes et intellectuelles et du peuple. Soit nous vivons toujours au sein de l’idéologie néolibérale et l’individu atomisé a remplacé l’homme socialisé ; la vie est réduite à sa dimension biologique, ce qui rend tout individu interchangeable ; l’État n’est qu’une structure de relai de la gouvernance globale. Il n’y a donc pas de place pour un véritable patriotisme, puisqu’il n’y a plus de Patrie. Soit l’homme dans toute sa complexité reprend la place, qui est légitimement la sienne ; la vie humaine ne prend tout son sens, que parce qu’elle sert un bien commun et supérieur. Dans ce cas, nous revenons au holisme, il existe une valeur supérieure à la valeur de la vie biologique, le patriotisme redonne alors sa « substantifique moêlle » à nos sociétés.
La discussion a été modérée par Pierre-Emmanuel Thomann , docteur en géopolitique, professeur à l’ISSEP Lyon.
Ont pris part à la discussion :
- Béchet-Golovko Karine, présidente de l’association CGFR, docteur en droit public, professeur invitée à l’Université d’État de Moscou (Lomonossov), membre du Bureau de l’association Dialogue franco-russe ;
- Betton Jean-Stéphane, professeur d’histoire, Lycée français de Moscou ;
- Branson Elena, présidente du Conseil de coordination des organisations des Russes de l’étranger, fondatrice de l’ONG « Russian Center New York » ;
- Burlotte Olivier, représentant en Russie de l’association « Espace Normandie Nieman » ;
- Develay Arnaud, juriste spécialisé en droit international ;
- Clausen Jérôme, conseiller d’affaires, administrateur indépendant ;
- Cléraux Antoine, journaliste, RT en Français ;
- Gaïda Fiodor Alexandrovitch, docteur es sciences historiques, professeur, Centre d’histoire de la Russie du XIXe siècle au début du XXe siècle, Faculté d’histoire, Université d’État de Moscou (Lomonossov) ;
- Golovko Léonid Vitalievich, docteur es sciences juridiques, professeur, directeur du Centre de procédure pénale et de Justice, Faculté de droit, Université d’État de Moscou (Lomonossov) ;
- Ilnitskiï Andreï Mikhaïlovitch, docteur en sciences techniques, conseiller d’État de 3e classe, membre du Présidium du Conseil pour la politique extérieure et la défense, chercheur à l’Université militaire auprès du ministère de la Défense ;
- Loukianov Evgueny Petrovitch, journaliste ;
- Panteleev Sergueï Iurevitch, historien, politologue, directeur de l’Institut des Russes de l’étranger, rédacteur en chef du portail analytique d’information « La Russie et ses compatriotes » ;
- Saint-Germes Thierry, fonction publique internationale (à la retraite), journaliste ;
- Tanchina Natalia Petrovna, docteur es sciences historiques, professeur, Centre d’histoire générale, RANEPA ;
- Vassilev Oleg Léonidovitch, docteur es sciences juridiques, professeur, Centre de procédure pénale et de Justice, Faculté de droit, Université d’État de Moscou (Lomonossov).
j’ai pris beaucoup d’intérêt à cet article mais aimerait savoir s’il représente le point de vue unanime de tous ceux, dont liste jointe, qui ont participé à la réunion