« L’État et sa frontière »
Le 1er mars 2024, la troisième saison du Club français de Moscou s’est ouverte à la bibliothèque Tourguéniev, avec une réunion portant sur le thème de « L’État et sa frontière ». L’actualité récente en Ukraine, mais surtout l’évolution idéologique vers un monde global, replace la notion de frontière au cœur du débat géopolitique. Rappelons que juridiquement l’État est, notamment, déterminé par une frontière, sans elle il ne peut exister. Le débat s’est donc articulé autour de deux axes principaux : l’État déterminé par la frontière et l’État qui détermine sa frontière, d’une part ; d’autre part, le peuple fondement de l’État et les référendums d’autodétermination.
La frontière permet de délimiter le territoire et la population, sur lesquels l’État exerce sa puissance et sa souveraineté. Théoriquement, il existe deux approches de la détermination de la frontière : dans le cadre de l’étatisme, c’est l’État qui détermine selon ses règles intérieures sa frontière ; dans le cadre de la globalisation, c’est la « communauté internationale », ou plutôt les organes de gouvernance de la globalisation, qui déterminent les frontières étatiques. Tout dépend du lieu de pouvoir.
Géopolitiquement, les conceptions de la frontière varient en fonction des traditions politiques et des exigences tactiques, voire stratégiques. Les « puissances de la mer » ont plus besoin de frontières flottantes, « liquides », de même lorsqu’un pays est en expansion, qu’elle soit politique, économique ou humaine. Les « puissances de la terre » ont, à l’inverse, traditionnellement une logique de défense de leur territoire et une approche plus fixe de la frontière.
La notion de frontière possède pour sa part plusieurs significations. Elle peut être, pour l’essentiel, administrative, naturelle ou idéologique. Les territoires délimités par ces différentes frontières ne se recouvrent que très rarement, ce qui ouvre la porte aux conflits. Comme l’histoire l’a de très nombreuses fois illustré.
D’une manière générale, le centre de pouvoir impose aux autres centres de pouvoir la frontière du territoire qu’il peut – ou entend gouverner. Ainsi, avec la globalisation, qui sous-entend l’existence d’un seul centre de pouvoir, nous nous sommes orientés vers un monde niant la frontière – à l’intérieur de ce monde, puisque les frontières étatiques sont, de ce point de vue, considérées comme des frontières intérieures. Il est alors logique dans cette conception de poser le principe de l’immuabilité des frontières, à l’intérieur de cet espace de pouvoir.
En revanche, les frontières externes peuvent « légitimement » tomber, comme ce fut le cas avec la chute et le démembrement de l’Union soviétique ou de la Yougoslavie, lorsque cela permet d’augmenter le territoire gouverné par le centre de pouvoir de la globalisation. Dans le cas contraire, toute modification des frontières sera a priori considérée comme illégitime.
Le droit à l’auto-détermination des peuples est considéré aujourd’hui au regard de ce même paradigme de puissance. Certains peuples sont reconnus comme ayant droit à l’autodétermination, d’autres non. L’appréciation de la situation ne se fait pas en fonction de critères juridiques, mais pour des raisons politiques.
La stabilité internationale n’est pas de l’immobilité et ne l’a jamais été. Il a toujours fallu trouver un équilibre entre ces deux principes contradictoires de l’immuabilité des frontières étatiques et du droit des peuples à l’auto-détermination. Le point de basculement vers la primauté de l’un ou l’autre tient en la notion d’État. Lorsque l’État existe juridiquement, c’est-à-dire lorsqu’est constitué un ordre juridique dans l’ensemble efficace sur l’ensemble du territoire avec des organes légitimes de gouvernance, le droit à l’auto-détermination alors ne peut s’exercer qu’avec l’accord du pouvoir central. En ce sens, la Catalogne ou la Corse ne sont pas légitimes à faire sécession, car en France et en Espagne, l’étaticité n’a pas été suspendue. En revanche, lorsque l’État est en faillite, notamment suite à une révolution, le droit à l’auto-détermination des peuples peut s’exercer, puisque justmeent il n’y a plus de centre de gouvernance étatique. C’est le cas de la Crimée, notamment, puisque l’étaticité de l’État en Ukraine a été brisée en 2014 par ce qui a été appelé par les Ukrainiens eux-même la « Révolution de la dignité », suite à laquelle ils contestaient devant les instances internationales la prise en charge des obligations, notamment financières contractées par l’Ukraine avant cette révolution.
Dans le monde global, le pouvoir a quitté les organes étatiques pour être transféré, de manière assez incertaine, vers des structures supra étatiques et parfois non-étatiques. Comme chaque pouvoir, le pouvoir global va défendre son territoire et « sa frontière ». Il va combattre ce qui peut présenter un danger pour son pouvoir. Or, pour être global, il ne peut supporter des zones non contrôlées ou des pertes de territoires, et donc de populations. En ce sens, la globalisation c’est la guerre permanente.
La discussion a été modérée par Oganesyan Armen Garnikovitch, rédacteur en chef de la revue « La vie internationale », vice-président du Fonds « Politique internationale et ressources ».
Ont pris part à la discussion :
- Béchet-Golovko Karine, présidente de l’association CGFR, docteur en droit public, professeur invitée à l’Université d’État de Moscou (Lomonossov), membre du Bureau de l’association Dialogue franco-russe ;
- Betton Jean-Stéphane, professeur d’histoire, Lycée français de Moscou ;
- Branson Elena, présidente du Conseil de coordination des organisations des Russes de l’étranger, fondatrice de l’ONG « Russian Center New York » ;
- Burlotte Olivier, représentant en Russie de l’association « Espace NN » ;
- Castel Erwan, sergent-sniper du bataillon Piatnachka, rédacteur du canal InfoDefense France ;
- Develay Arnaud, juriste spécialisé en droit international ;
- Golovko Léonid Vitalievich, docteur es sciences juridiques, professeur, directeur du Centre de procédure pénale et de Justice, Faculté de droit, Université d’État de Moscou (Lomonossov) ;
- Konovalov Sergueï Guennadievitch, docteur en droit, maître de conférences, Centre de procédure pénale et de Justice, Faculté de droit, Université d’État de Moscou (Lomonossov) ;
- Kourakine Mikhail Borissovitch, rédacteur en chef adjoint de la revue « La vie internationale » ;
- Kovpak Stanislav Vladimirovitch, MAE de la Fédération de Russie, Département de la collaboration multilatérale en matière de droit de l’homme, conseiller principal du sous-département de la coopération européenne en matière de droits de l’homme, ancien représentant du ministère de la Justice de la Fédération de Russie auprès du Conseil de l’Europe ;
- de Lattre Cyrille, directeur “Uaild gis aviation”, commandant de bord (à la retraite) ;
- Louadj Kamal, journaliste correspondant à Sputnik Afrique, département de la diffusion extérieure, groupe de presse « Rossia Segodnia » ;
- Panteleev Sergueï Iurevitch, historien, politologue, directeur de l’Institut des Russes de l’étranger, rédacteur en chef du portail analytique d’information « La Russie et ses compatriotes » ;
- Thomann Pierre-Emmanuel, docteur en géopolitique, professeur à l’Université de Lyon III et de l’ISSEP Lyon ;
- Vassilev Oleg Léonidovitch, docteur es sciences juridiques, professeur, Centre de procédure pénale et de Justice, Faculté de droit, Université d’État de Moscou (Lomonossov).
un débat ayant pour objet de confronter le principe du respect des frontières reconnues par le droit international et le principe du droit des peuples a disposer d’eux-mêmes
Toutefois je suis personnellement en désaccord complet avec l’affirmation de ce texte selon laquelle” avec la globalisation, qui sous-tend l’existence d’un seul centre de pouvoir, nous nous sommes orientés vers un monde niant la frontière”,affirmation de deux faits qui me paraissent l’un et l’autre inexacts