QPC ET ETAT D’URGENCE
La protection constitutionnelle des droits et libertés garantis par la Constitution est désormais dotée d’un instrument efficace et ouvert à tout justiciable. Le succès de la QPC en témoigne. Entre le 1er mars 2010 et le 1er avril 2018, 688 décisions QPC ont été rendues par le Conseil constitutionnel. Parmi ces décisions, certaines intéressent de façon directe les décisions prises durant l’état d’urgence.
Le droit de l’état d’urgence, qui limite ou suspend de manière inédite les libertés publiques en raison de circonstances exceptionnelles s’est appliqué en France durant 719 jours, entre le 13 novembre 2015 et le 1er novembre 2017. C’est la sixième fois que son application est décidée en France (après les précédents de 1955, 1958, 1961, 1985 et 2005).
Ce régime d’exception a été déclenché quelques heures après les attentats de Paris du 13 novembre 2015. Le président de la République, François Hollande, proclame l’instauration, sur tout le territoire, de l’état d’urgence, conçu et aménagé par la loi du 3 avril 1955. Puis il propose, devant les parlementaires réunis en Congrès le 16 novembre, une révision de la Constitution afin de constitutionnaliser la loi de 1955 (le projet de loi constitutionnelle de « protection de la Nation » sera finalement abandonné le 30 mars 2016 en raison du désaccord politique entre l’Assemblée nationale et le Sénat sur la mesure de déchéance de nationalité).
À six reprises, le législateur ordinaire proroge l’état d’urgence par les lois du 20 novembre 2015, du 19 février 2016, du 20 mai 2016, du 21 juillet 2016, du 15 décembre 2016 et du 15 juillet 2017. Le maintien d’une menace terroriste à un niveau élevé justifie la permanence de l’application de ce régime d’exception. La loi n°2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme s’applique depuis le 1er novembre 2017. Elle intègre, dans le droit commun, des mesures initialement réservées au régime de l’état d’urgence (mesures d’assignations individuelles, perquisitions administratives, zones de contrôles élargies, périmètre de protection de zone, fermeture des lieux de culte en cas de provocation du terrorisme).
Durant l’état d’urgence, le législateur a adopté une série de dispositions renforçant l’arsenal législatif de lutte contre le terrorisme. La Commission des lois de l’Assemblée nationale et celle du Sénat ont assuré des missions de suivi en matière de lutte contre le terrorisme en utilisant les prérogatives attribuées aux commissions d’enquête. En plus de ce suivi général, une commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 s’est constituée depuis le 9 février 2016 à la demande de l’opposition parlementaire.
De leur côté, le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État et la Cour de cassation se présentent comme les gardiens juridictionnels des grands principes de l’État de droit. Pendant l’application de l’état d’urgence, le débat pour savoir qui, de l’autorité judiciaire ou du juge administratif, devait être le gardien de la liberté individuelle fut relancé. Énoncé par l’article 66 de la Constitution, le principe du juge judiciaire, gardien de la liberté individuelle, s’étiole progressivement sous l’influence des textes législatifs et des jurisprudences (du Tribunal des conflits, du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État). La tendance est à l’admission d’une compétence sans cesse élargie du juge administratif en matière de garantie des libertés. Les textes votés depuis 2015 confient l’essentiel des contrôles de la mise en œuvre de l’état d’urgence au juge administratif.
Saisi dans le cadre de QPC, par le Conseil d’État ou par la Cour de cassation, le Conseil constitutionnel a pu exiger du législateur l’abrogation de dispositions contraires aux droits et libertés garantis par la Constitution. La QPC donne la faculté pour les justiciables (personnes physiques, associations comme la Ligue des droits de l’homme) de saisir une juridiction afin de vérifier que l’autorité administrative ne porte pas une atteinte excessive aux droits et libertés constitutionnels. Cette procédure a ainsi été utilisée pour vérifier les éventuels abus des autorités administratives durant la période concernée par le régime légal d’exception.
Dans le cadre de son contrôle préventif, le Conseil constitutionnel n’a pas eu l’occasion de se prononcer sur la constitutionnalité du régime législatif de l’état d’urgence (I). La QPC lui a néanmoins permis de se prononcer plusieurs fois sur les mesures appliquées dans cadre du régime de l’état d’urgence (II).
I. Absence de contrôle préventif des mesures prises sur le fondement de l’état d’urgence
Le Conseil constitutionnel est compétent, selon l’article 61 de la Constitution, pour examiner à titre préventif la conformité d’une loi par rapport à la Constitution. Encore faut-il qu’il soit saisi. Plusieurs lois relatives à l’application ou à la prorogation du régime de l’état d’urgence ont été votées sous la V° République. Seule la la loi prolongeant le régime de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie a été transmise au Conseil constitutionnel (A). Durant l’état d’urgence appliqué entre 2015 et 2017, le Conseil constitutionnel n’a pas été saisi sur le fondement de l’article 61 de la Constitution (B).
A) La décision État d’urgence en Nouvelle-Calédonie
En 1985, le législateur parlementaire adopte la loi du 25 janvier en vue de prolonger jusqu’au 30 juin de la même année l’état d’urgence décrété sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie depuis la loi du 6 septembre 1984. Le Conseil constitutionnel est alors saisi par 60 députés et par 60 sénateurs. Dans leur saisine respective, les parlementaires de l’opposition estiment que l’atteinte exceptionnelle aux libertés doit se fonder sur la Constitution. Or il n’est pas possible – selon eux – d’invoquer une loi antérieure à 1958 pour fonder la compétence du législateur ordinaire en la matière.
C’est la première fois que le Conseil constitutionnel est invité à se prononcer sur une loi relative à l’état d’urgence. Par sa décision n°85-187 DC du 25 janvier 1985, le juge confirme l’absence de caducité de la loi du 3 avril 155 et il proclame la conformité constitutionnelle de son dispositif. « … si la Constitution, dans son article 36, vise expressément l’état de siège, elle n’a pas pour autant exclu la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d’état d’urgence pour concilier … les exigences de la liberté et la sauvegarde de l’ordre public » (considérant n°4).
Il profite de l’occasion qui lui est donnée pour évoquer la possibilité d’un contrôle juridictionnel d’une loi promulguée dans le cadre de la procédure de l’article 61 de la Constitution. Ainsi, « la régularité, au regard de la Constitution, des termes d’une loi promulguée peut-être utilement contestée à l’occasion de l’examen de dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine ». Ces trois hypothèses qui justifient le contrôle de lois déjà en vigueur ne concernent pas la loi du 25 janvier 1985 dans la mesure où « il s’agit de la simple mise en application » de la loi de 1955.
B) L’absence de saisine du Conseil constitutionnel à propos de la loi du 20 novembre 2015
La réticence des gouvernants à déclencher le contrôle de constitutionnalité de l’article 61 de la Constitution s’explique par différentes raisons. La première est politique : face au terrorisme, l’opposition parlementaire n’a pas cherché à rompre l’union sacrée qu’exigeaient les circonstances du moment. De plus, l’existence de la QPC atténue l’intérêt d’un contrôle a priori. Depuis la décision n°2011-630 DC du 26 mai 2011 (loi relative à l’organisation du championnat d’Europe de football de l’UEFA en 2016), le Conseil constitutionnel articule le contrôle préventif et la QPC en considérant qu’en cas de saisine blanche (sans grief particulier) seules les dispositions déjà jugées conformes à la Constitution « dans les motifs et le dispositif » d’une décision du Conseil ne pouvaient faire l’objet d’un examen en QPC.
Le Conseil n’a ainsi pas été saisi de la loi n°2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions. A l’occasion des débats parlementaires, le Premier ministre s’exprimait en des termes non équivoques lors de la présentation du projet de loi à propos du caractère inopportun de la saisine : « A ce stade, je suis extrêmement dubitatif quant à la saisine du Conseil constitutionnel. Je souhaite que les dispositifs que vous allez adopter soient mis en œuvre rapidement. Or il est toujours risqué de saisir le Conseil constitutionnel. (…) Si le Conseil Constitutionnel déclarait qu’un certain nombre de points et de garanties prévues dans la loi révisée sont inconstitutionnels, les 786 perquisitions déjà faites et les 150 assignations à résidence prononcées pourraient être annulées. Certaines mesures présentent (…) une fragilité constitutionnelle. Je n’ignore pas qu’elles pourraient faire l’objet d’une QPC ; néanmoins je souhaite que nous allions vite, afin, conformément également à votre volonté de donner aux forces de l’ordre, aux force de sécurité et à la justice tous les moyens de poursuivre ceux qui représentent un danger pour la nation, pour la République et pour les français. » (20 novembre 2015, Assemblée nationale). De la même manière, les lois prorogeant l’état d’urgence n’ont pas été transmises au Conseil constitutionnel. Le contrôle a priori a été, fort heureusement, compensé par le contrôle en QPC.
II. Existence d’un contrôle en QPC des mesures appliquées dans le cadre de l’état d’urgence
Plusieurs décisions rendues en QPC visent à assurer un contrôle de la proportionnalité des atteintes aux droits et libertés.
A. Un contrôle de la proportionnalité des atteintes aux droits et libertés
Par la décision n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015, le Conseil constitutionnel déclare conforme aux droits et libertés garantis par la Constitution le régime juridique des assignations à résidence. Il estime en particulier que « tant la mesure d’assignation à résidence que sa durée, ses conditions d’application et les obligations complémentaires dont elle peut être assortie doivent être justifiées et proportionnées aux raisons ayant motivé la mesure » sous le contrôle du juge administratif. Les dispositions contestées de la loi du 3 avril 1955 ne méconnaissent ni la liberté d’expression et de communication ni aucun droit ou liberté de valeur constitutionnelle.
La décision n° 2016-536 QPC du 19 février 2016 valide le dispositif de fermeture provisoire de certains lieux de réunion. Ces restrictions aux droits d’expression collective des idées et des opinions, protégés par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, sont justifiées au regard de leur caractère provisoire et proportionné. De plus, les personnes affectées par une mesure de fermeture provisoire (de salles de spectacles, de débits de boisson, de lieux de réunion) ont toujours la possibilité de contester celle-ci devant le juge administratif, notamment par la voie du référé.
La décision n° 2016-536 QPC du 19 février 2016 concerne les perquisitions administratives appliquées sous le régime de l’état d’urgence. Le Conseil considère que ces opérations respectent, dans leur mise en œuvre, les garanties constitutionnelles. Toutefois s’agissant des saisies de données informatiques pratiquées au cours de la perquisition, le Conseil constitutionnel juge que n’étant pas autorisées par un juge et pouvant concerner des personnes « alors même qu’aucune infraction n’est constatée », de telles pratiques sont dépourvues de garanties légales « propre[s] à assurer une conciliation équilibrée entre l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et le droit au respect de la vie privée ». En conséquence, les dispositions de la seconde phrase du troisième alinéa du paragraphe I de l’article 11 de la loi du 3 avril 1955 sont déclarées contraires à la Constitution, l’abrogation de cette disposition prenant effet à compter de la date de la décision du Conseil constitutionnel (soit le 19 février 2016).
Suite à la nouvelle rédaction de l’article 11 de la loi du 3 avril 1955, par la loi n°2016-987 du 21 juillet 2016, le Conseil constitutionnel est de nouveau saisi en QPC pour apprécier les nouvelles dispositions relatives à la saisie des données informatiques. Par sa décision n°2016-600 QPC du 2 décembre 2016 (M. Raïme), il valide la réécriture de la loi, soulignant notamment qu’elle prévoit des « garanties légales » suffisantes de nature à mettre en œuvre les perquisitions dans le respect des droits et libertés garantis par la Constitution.
B. L’abrogation de dispositions contraires à la Constitution
Par la décision n° 2016-567/568 QPC (M. Georges F. et autres), le juge constitutionnel censure les dispositions législatives permettant d’ordonner des perquisitions administratives. Toutefois, seule la version antérieure à l’entrée en vigueur de la loi du 20 novembre 2015 est visée par la présente QPC. Le Conseil constitutionnel est invité à apprécier la constitutionnalité des conditions d’application des premières perquisitions administratives diligentées dès le 19 novembre 2015 sur le fondement des dispositions de l’ordonnance du 15 avril 1960 (que le législateur modifiera dès le 20 novembre 2015). Et les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité sont en quelque sorte neutralisés au nom de l’objectif constitutionnel de sauvegarde de l’ordre public.
Par la décision n°2017-677 QPC du 1er décembre 2017, le Conseil constitutionnel rappelle que la possibilité, pour le législateur, d’autoriser des opérations de fouilles dans des zones où s’applique l’état d’urgence est subordonnée au respect de la liberté d’aller et de venir et au droit au respect de la vie privée. La généralisation des contrôles d’identité et des fouilles de bagages est incompatible avec les exigences constitutionnelles. En conséquence, le juge abroge (avec un effet différé dans le temps, au 30 juin 2018) le dispositif institué par l’article 8-1 de la loi du 3 avril 1955.
Par la décision n°2017-624 QPC (M. Sofiyan) du 16 mars 2017, le Conseil constitutionnel déclare contraire à la Constitution les conditions d’assignation à résidence décidées dans le cadre de l’état d’urgence et pouvant être renouvelées au-delà d’une durée totale de douze mois. Instituées par une disposition de la loi du 19 décembre 2016, ces modalités attribuent au Conseil d’Etat une double compétence (celle d’autoriser préalablement une assignation et celle de juger de sa légalité en dernier ressort) contraire au principe d’impartialité et au droit à exercer un recours juridictionnel effectif.
Dans la décision n°2017-635 QPC (M. Emile L.) du 9 juin 2017, le Conseil constitutionnel a censuré les dispositions du 3° de l’article 5 de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence. Ces dispositions donnent compétence au préfet, sous le régime de l’état d’urgence, pour « interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics ». Ces interdictions de séjour n’assurent pas, selon le juge, une conciliation équilibrée entre l’objectif constitutionnel de sauvegarde de l’ordre public et les droits fondamentaux (en particulier, la liberté d’aller et de venir et le droit de mener une vie familiale normale).
Pour les mêmes motifs, par la décision n°2017-684 QPC (Association la cabane juridique) du 11 janvier 2018 le Conseil constitutionnel déclare contraires à la Constitution les dispositions du 2° de l’article 5 de la loi de 1955 dans sa rédaction antérieure à la loi du 11 juillet 2017 à propos de zone de protection instaurée à Calais (la « jungle »).
Au final, la QPC a permis de pallier à l’absence de saisine préventive du Conseil constitutionnel. Elle a également donné l’occasion au Conseil constitutionnel d’examiner la conformité de lois récentes aux droits et libertés protégés par la Constitution. En outre, la procédure facilite la cohérence jurisprudentielle entre les ordres juridictionnels et elle intègre les exigences du droit européen dans le corpus législatif.
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