La décriminalisation des violences familiales : mythes et réalité
Par la loi fédérale n° 8-FZ du 7 février 2017 des changements ont été apportés à l’article 116 « Voies de fait » du Code Pénal de la Fédération de Russie et ont eu pour résultat que la mention de ce crime à l’encontre de proches a été supprimée de certaines dispositions de cet article. Par « proches » étaient entendus les parents proches (époux, épouse, parents, enfants, parents adoptifs, enfants adoptifs, frères et sœurs de sang, grands-parents, petits-enfants), tuteurs, ainsi que les personnes vivant en ménage avec la personne coupable de violences ou étant en ménage avec elle (remarques sur l’article 116 du Code Pénal de la Fédération de Russie dans la rédaction antérieure au 7 février 2017).
Dans les médias et les réseaux sociaux russes ayant consacré leurs unes et leurs pages centrales à cet événement, des appréciations négatives sur ces modifications de la loi pénale sont fréquemment émises. Prenons par exemple les gros titres de certains médias : « Désormais en Russie frapper un proche n’est plus considéré comme un crime pouvant être poursuivi »[1], « Frapper ses proches n’est plus un crime »[2]. Valéry Vadimov, l’auteur de ce dernier article, écrit : « Le président russe Vladimir Poutine a signé les amendements à l’article 116 « Voies de fait » du Code Pénal de la Fédération de Russie visant à décriminaliser les violences familiales (c’est moi qui souligne, NDA). Ayant constaté la suppression de la portée dissuasive par la norme juridique pénale sur les violences, les experts pronostiquent un regain de violences ménagères et familiales en Russie.
Presqu’immédiatement des articles ont été publiés insinuant que les craintes des experts semblent se confirmer. Ainsi, Evguény Roïzman, maire de Ekatérinbourg, a-t-il déclaré qu’une recrudescence des violences familiales avait été constatée ces derniers jours, ce qu’il explique par la loi récemment adoptée sur la décriminalisation de ces violences. Roïzman parle dans Facebook d’une multiplication par deux du nombre de plaintes pour conflits familiaux: « La loi sur la décriminalisation des violences a donné ses premiers résultats. Avant l’entrée en vigueur de cette loi, la police de Ekatérinbourg effectuait entre 120 et 130 interventions par jour pour conflits et violences familiales, dès l’adoption de cette loi ce nombre est passé à 300-350 par jour. C’est-à-dire que la décriminalisation en vertu des articles 116 et 117 du Code Pénal de la Fédération de Russie (Violences) a été perçue comme s’en suit : on ne pouvait pas, mais maintenant on peut ! Ceux qui travaillent là-dessus « sur le terrain » s’attendent à une augmentation du nombre de cas et une aggravation de leurs conséquences »[3]. À ce propos, on ne sait pas pourquoi le maire de Ekaterinbourg parle de décriminalisation de la violence : aucun amendement n’a été apporté depuis 2011 à l’article 117 du Code Pénal de la Fédération de Russie « Violences ». Dans l’ensemble, l’idée qui sous-tend son article est clair : c’est par la décriminalisation des violences commises contre des membres de famille que s’explique la brusque augmentation du nombre des délits correspondants.
Le 12 février 2017 à Moscou s’est tenue une manifestation, certes peu nombreuse – une centaine de participants – d’opposition à la loi sur la décriminalisation des violences familiales[4].
En l’occurrence, il convient de dissiper certains mythes découlant des propos tenus dans une partie des médias russes, ainsi que des propos de certaines personnalités politiques, notamment en raison du risque que cette interprétation des modifications législatives ne soit acceptée par la population et ne contribue justement à ce regain de violences familiales.
Le premier mythe consiste à dire que toute violence visant un proche ne fait désormais plus l’objet de poursuites pénales.
Les violences familiales constituent un phénomène socio-juridique et criminel complexe. Dans le droit russe, la réaction aux violences familiales n’a jamais reposé et ne repose toujours pas sur la seule base des normes établissant la responsabilité pénale pour voie de fait. Cette réaction s’appuie sur plusieurs dizaines d’articles[5] du Code Pénal de la Fédération de Russie (ci-après CPFR), notamment sur les poursuites pour meurtre simple, meurtre d’enfant en bas âge ou de femme dont on sait pertinemment qu’elle est enceinte (article 105 du CPFR), meurtre d’un nouveau-né par sa mère (article 106 du CPFR), incitation au suicide (article 110 du CPFR), dommage causé à la santé à des degrés divers (depuis atteintes légères jusqu’aux atteintes graves à la santé) pour laquelle le législateur a établi des critères de qualification liés à la vulnérabilité particulière des victimes – enfant en bas âge ou femme enceinte –, crimes sexuels (chapitre 18 du CPFR), brutalités envers des mineurs de la part des parents naturels ou adoptifs, de tuteurs, etc. Pour toutes ces raisons les propos sur la « décriminalisation des violences familiales », pour le moins, ne s’appuient pas sur la loi.
Le deuxième mythe consiste à dire qu’à la suite des amendements apportés en février au Code Pénal de la Fédération de Russie ont été supprimées les poursuites pour toute violence à l’encontre d’un proche en général.
Dans les faits, la décriminalisation n’a concerné que les voies de fait commises une seule fois et n’entraînant pas de dommage, même léger, à la santé du membre de famille visé. En cas de violence répétée envers un proche, et si, de plus, la personne coupable a fait l’objet de poursuites administratives dans l’année précédant le nouveau cas de violences, les poursuites pour cette nouvelle manifestation de violence doivent être pénales (article 116-1 du CPFR). De même, si des coups ont été portés à un membre de famille et ont entraîné un dommage léger, moyen ou grave, et à plus forte raison la mort de la victime, les poursuites ne peuvent être que pénales. Par conséquent, le législateur n’a décriminalisé que les voies de fait qui, objectivement, ne se manifestent pas par l’apparition d’une douleur physique ou d’un hématome, des coups légers ou des fessées, des gifles, l’arrachage de cheveux et autres actions similaires qui n’entraînent pas de problème de santé même à court terme (jusqu’à 21 jours) ou d’incapacité permanente de travail.
Selon le troisième mythe, il est affirmé que jusqu’aux amendements de février 2017, les modifications de la norme sur la responsabilité pour voie de fait contribuait à prévenir efficacement les violences familiales.
En réalité, « l’éventualité d’être poursuivi » au pénal pour voie de fait à l’égard de proches était faible. Selon les statistiques, depuis l’entrée en vigueur de l’article 116 du CPFR dans sa rédaction précédente (jusqu’au 3 juillet 2016) dans seulement un cinquième des cas de voies de fait les victimes étaient des membres de famille. La latence élevée propre à ce type de crime s’explique pour différentes raisons : l’imperméabilité des familles vis-à-vis du suivi social, la réticence ou la crainte des victimes à porter plainte, l’absence de réactions des organes de police aux cas de violences familiales, etc. L’existence d’une latence élevée pour ce type de crime était justement une preuve de l’incapacité de la norme juridique pénale sur les voies de fait à réagir de façon efficace à la criminalité relevant des violences familiales et ménagère et une preuve de la nécessité de rechercher de nouvelles mesures de prévention contre ce type de criminalité.
En outre, l’objet principal des voies de fait (partie 1 de l’article 116 du CPFR dans la rédaction antérieure au 3 juillet 2016) portait sur les affaires relevant de l’accusation privée[6], ouvertes sur plainte de la victime et faisaient l’objet d’arrêt des poursuites après réconciliation entre les parties. Pour les raisons précitées, le nombre de condamnations pour voies de fait à l’encontre de membres de famille était particulièrement bas et ne correspondait absolument pas à leur nombre réel.
Pour les affaires débouchant sur un jugement, les peines infligées prenaient généralement la forme d’amendes. Selon le Département judiciaire de la Cour Suprême de la Fédération de Russie, environ 20 000 personnes étaient jugées chaque année dans le pays en vertu de l’article 116 du CPFR, et dans l’écrasante majorité des cas les peines infligées pour les crimes en question ne consistaient pas en des mises à l’écart de la société, mais en des amendes. Une personne sur quatre jugée pour voie de fait se voyait infliger une amende minimale, à savoir inférieure à 5000 roubles. En 2014, en vertu de l’article 116 du CPFR, 800 personnes ont été condamnées à des peines avec sursis[7].
Ainsi, considérer la norme précédente relative à la responsabilité pour voie de fait contre des membres de famille comme particulièrement dissuasive me paraît fortement exagéré.
En ce qui concerne les amendements apportés au Code Pénal par la Loi fédérale du 7 février 2017, en réalité le législateur a mené un « travail de rectification » et n’a fait que perfectionner la décriminalisation des voies de fait, qui constituaient précédemment l’objet principal de cette incrimination.
Ce travail de rectification était nécessaire dans la mesure où le maintien de la partie 1 de l’article 116 du CPFR dans la rédaction du 3 juillet 2016 non seulement portait atteinte au caractère systémique des normes sur les crimes contre la santé de la personne, mais avait sérieusement compliqué la pratique judiciaire en donnant lieu à des paradoxes juridiques. Ainsi, par exemple, une fessée donnée à un enfant en bas âge ou une autre douleur lui étant causée par une éducatrice dans une école maternelle devait entraîner une responsabilité administrative, alors que pour la même fessée donnée par un parent la responsabilité était pénale. Autrement dit, frapper un enfant qui n’est pas le sien devait être considéré dans le système juridique précédent comme un délit présentant un danger moindre que le même acte commis à l’égard de son propre enfant. Ce qui précède concernait aussi les autres membres de famille. Les coups portés à une épouse devaient entraîner des poursuites pénales alors que ceux qui étaient portés à une précédente épouse continuant d’habiter le même logement après le divorce mais ne vivant pas en ménage avec le coupable n’entraînaient que des poursuites administratives. On ne voit pas bien sur quoi reposait cette distinction essentielle de degré de danger social de tels ou tels actes : la seule présence de relations familiales ou autrement « proches » (hormis la situation de vulnérabilité particulière de la victime et de dépendance matérielle ou autre par rapport au coupable) ?
En outre, la définition de « personne proche » telle qu’établie dans la précédente rédaction de l’article 116 du CPFR (antérieure au 7 février 2017) était absolument inacceptable du point de vue juridique. Cette définition était si large qu’elle permettait, en fait, de considérer comme proches même des personnes n’ayant aucun lien de parenté, n’étant ni conjoints ni concubins, mais simplement « en ménage ensemble ». Si par exemple deux étudiantes louant à deux par souci d’économie un appartement et ayant acquis en commun des ustensiles de cuisine, des biens alimentaires, se préparant des plats en commun, etc. se portaient des coups, elles devaient obligatoirement être poursuivies non pas sur le plan administratif mais immédiatement au pénal. Si ces mêmes étudiantes se portaient mutuellement des coups dans les locaux de leur université pendant les cours sans vivre dans le même logement, ou vivant ensemble en ménage, il s’agissait alors de poursuites administratives.
Il est ainsi devenu évident qu’en opérant la décriminalisation de l’objet principal des voies de fait et en démarquant parmi elles celles qui concernent des proches avec maintien des poursuites pénales pour ces actions, le législateur a commis une erreur juridique et technique qui viole le principe d’égalité des citoyens devant la loi, qu’ils soient coupables ou victimes. Résultat, les victimes qui ne sont pas proches du coupable se sont retrouvées moins protégées.
Par ailleurs, la situation fut telle que les voies de fait commises à l’encontre de proches (notion telle qu’interprétée de façon inacceptablement large) ont été, petit à petit, mises sur le même plan de gravité de danger social que les faits de violence précédemment ressortant des incriminations spéciales de violence par hooliganisme et violences commises pour des motifs extrémistes (partie 2 article 116 dans la rédaction antérieure au 3 juillet 2016). En d’autre termes, l’élément constitutif des voies de fait a été transformé de telle sorte que les violences isolées commises à l’encontre de toute personne, hormis les proches, entrainaient une responsabilité administrative, alors que des violences similaires commises à l’encontre de proches, entrainaient non seulement une responsabilité pénale comme antérieurement, mais une responsabilité pénale aggravée, comme pour une voie de fait spéciale (aggravée), qui présente un danger social plus grand et a des incidences supplémentaires sous forme de sécurité publique et d’ordre public, de bases du régime constitutionnel. En conséquence, l’« écart » dans la punissabilité des voies de fait commises à l’encontre des membres et des non-membres de famille s’est encore plus creusé.
On en est arrivé à une situation cocasse dans laquelle les voies de fait commises contre des membres de famille pouvaient entraîner pour les coupables une responsabilité pénale même plus sévère que celle que ces mêmes coupables auraient encouru si leurs faits avaient causé à ces mêmes personnes des dommages physiques plus graves pour la santé, plus qu’un dommage léger pour la santé (article 115 du CPFR), puisque les sanctions prévues pour dommage intentionnel léger à la santé n’ont pas été modifiés par le législateur, alors que les sanctions pour des voies de fait à l’encontre de proches était automatiquement mises sur le même plan que celles prévues pour les voies de faits spéciales aggravées.
Compte tenu de ce qui précède, je suppose que pour le législateur il n’y avait tout simplement pas d’autre solution que de supprimer dans les dispositions de l’article 116 du CPFR la mention des victimes proches du coupable.
Ainsi la décriminalisation entreprise par la loi fédérale du 7 février 2017 n’a-t-elle concerné que les cas de voies de fait familiales qui, premièrement, n’ont pas entraîné de dommages même à court terme pour la santé ou d’incapacité permanente de travail mineure (dans le cas contraire ces actions entrent dans le cadre de l’article 115 du CPFR et font l’objet d’une responsabilité pénale), sans parler des dommages plus importants causé à la santé de la victime ; deuxièmement, ne sont concernées que les voies de fait non systématiques, ne revêtant pas le caractère de violences, ne pouvant pas être considérées comme brutalité envers des mineurs, et n’étant pas liées à une atteinte à la liberté ou à l’intégrité sexuelles d’un membre de famille.
Dans le cas de violence sur un membre de famille, quand les voies de faits prennent un aspect systématique ou bien si la victime subit d’autres violences physiques ou psychiques, les poursuites administratives sont impossibles et les actes commis sont qualifiés en vertu de l’article 117 du CPFR. Par ailleurs, les violences sur les enfants, l’épouse enceinte ainsi que sur les personnes matériellement dépendantes du coupable qui peuvent être des parents en âge avancé, ou d’autres personnes à charge du coupable constituent un crime grave et entraînent une responsabilité pénale plus sévère sous forme d’emprisonnement d’une durée de trois à sept ans (points « в » (3) et « г » (4) de la partie 2 de l’article 117 du CPFR).
Les violences exercées par des parents à l’encontre de leurs enfants mineurs même en absence de dommage physique significatif causé à la santé de l’enfant, font l’objet d’une qualification en vertu de l’article 156 du CPFR « Non-respect des obligations en matière d’éducation de mineur », selon lequel le non-respect ou le respect insatisfaisant des obligations en matière d’éducation d’un mineur par un parent ou une autre personne chargée de ces obligations, si cet acte est lié à des brutalités à l’encontre d’un mineur, est puni d’une peine maximale sous forme d’emprisonnement pour une durée allant jusqu’à trois ans avec possibilité de peine supplémentaire consistant en une interdiction d’occuper certaines fonctions ou de mener certaines activités. Or, ici, il n’est pas nécessaire d’attendre que le parent ou le tuteur fasse l’objet de poursuites administratives. La personne ayant commis des brutalités envers son enfant mineur verra sa responsabilité pénale immédiatement engagée, sans praejudicium administratif.
Les actions violentes ou non-violentes à caractère sexuel envers un membre de famille, en particulier leurs propres enfants, leurs enfants adoptés ou les pupilles, de la part de parents naturels, adoptifs ou de tuteurs font l’objet d’une incrimination juridique pénale distincte en vertu des articles du chapitre 18 du CPFR « Crimes contre l’intégrité et la liberté sexuelles de la personnalité », et en particulier des articles sur le viol, la contrainte à des actions à caractère sexuel et le détournement de mineur ».
Pour conclure ce qui précède, je noterai que malgré le caractère extrêmement controversé de la décriminalisation de l’élément constitutif général des voies de fait, n’étant pas accompagnées d’un fait spécial (hooliganisme ou extrémisme) stipulé par la Loi fédérale n° 323-FZ du 3 juillet 2016, les modifications du Code Pénal apportées en février 2017 ont, dans une certaine mesure, restauré la systématicité violée des normes sur les infractions contre la santé de la personne et ont supprimé les erreurs évidentes commises par le législateur lors de la décriminalisation de juillet dernier de la matière générale de cette incrimination.
Traduction : Bruno Bisson
[1] https://eadaily.com/ru/news/2017/02/07/teper-v-rossii-poboi-rodstvennikov-ne-schitayutsya-ugolovnym-prestupleniem
[2] Cf. le lien URL : https://legal.report/article/07022017/izbienie-blizkih-perestalo-byt-prestupleniem (date du texte : 10.02.2017)
[3] Cf. lien URL : https://www.uralweb.ru/news/crime/470367.html
[4] Cf. lien URL : http://www.pravmir.ru/miting-protiv-zakona-o-dekriminalizatsii-semeynyih-poboev-sobral-100-chelovek/
[5] D’après Elena Mizoulina leur nombre est d’environ 60 (cf. la note explicative accompagnant le projet de loi : http://elenamizulina.ru/news/the-state-duma-in-the-third-final-reading-passed-a-bill-to-repeal-criminal-responsibility-for-beatin.html).
[6] L’accusation privée n’existe pas dans le droit français, c’est une institution inspirée sur le modèle allemand. Dans ce cas, la poursuite est de nature pénale, mais uniquement sur requête de la victime et le procès ressemble à un procès civil, sans enquête ni instruction préparatoire. (Note CGFR)
[7] Cf. lien URL: http://www.supcourt.ru/
I was very much interested by this article…
and wonder if the author belongs to the same family as Krylov,the russian judge at the international court of justice from 1946 till,at least 1955,and was a very good friend of my grandfather Jules Basdevant who was the french judge at the ICJ during the same years