La modernisation constitutionnelle et le développement d’un État social en Russie
Liudmila Andrichenko, docteur en sciences juridiques, professeur, directrice du Centre de recherches juridiques, Institut de la législation comparée auprès du Gouvernement de la Fédération de Russie
Inna Pliouguina, docteur en droit, chercheur senior, Centre de recherches juridiques, Institut de la législation comparée auprès du Gouvernement de la Fédération de Russie
Russie, réforme constitutionnelle, État social
La Constitution, comme Loi fondamentale de l’État, acte ayant une force juridique supérieure, fixe les valeurs fondamentales, la base de la société, détermine les fondements de l’organisation de l’État, établit les lignes à partir desquelles va se développer l’État dans un avenir proche. Elle exerce une fonction stabilisatrice, en garantissant la durabilité des principes et des institutions, sur lesquels l’État se construit et la régulation et la défense des droits de l’homme et du citoyen. Cela explique que la Constitution soit beaucoup plus rarement modifiée en comparaison avec les autres actes juridiques, restant inchangée sur de longues périodes. Sous l’effet des modifications sociales, économiques ou politiques, en tenant compte des transformations des valeurs sociales importantes autant que pour fixer les acquis démocratiques, tout État se retrouve face à la nécessité d’une modernisation constitutionnelle, entraînant souvent un renouvellement significatif de la législation.
Par la loi du 14 mars 2020 N° 1-FKZ portant modification de la Constitution de la Fédération de Russie sur « l’amélioration de la régulation de certaines questions concernant l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics » (- loi portant modification de la Constitution) ont été modifiés 41 articles de la Constitution de la Fédération de Russie et 5 articles ont été ajoutés. Sur le fond, les modifications ont touché non seulement la sphère de la gouvernance étatique, les questions de l’organisation et du fonctionnement des pouvoirs publics, mais également d’autres aspects, dont certains ont trait à la sphère sociale. Il est notable que la majorité des propositions de modifications de la Constitution lors du travail effectué sur le projet de loi de modification concernait justement le bloc social.
Le premier chapitre de la Constitution établit que la Fédération de Russie est un État social, dont la politique est orientée vers la mise en place des conditions garantissant une vie décente et le développement libre de l’homme ; le travail et la santé des hommes sont protégés dans la Fédération de Russie ; un salaire minimal garanti est établi, une aide étatique de la famille, de la maternité, de la paternité et de l’enfance, des invalide et des personnes âgées est garantie ; un système de services sociaux est développé ; des pensions de retraite étatiques, des aides et autres garanties sociales sont assurées (art. 7). Ainsi, les amendements à la Constitution sont prévus pour assurer le développement de ces dispositions et l’élargissement des garanties sociales en prévoyant :
- la norme selon laquelle les enfants constituent la plus importante priorité de la politique publique russe (art. 67.1 al. 4) ;
- l’établissement d’une base juridique fondamentale unique du système de santé, d’éducation et d’enseignement, notamment le principe de la continuité de l’enseignement (art. 71 f.) ;
- l’appartenance aux compétences communes de la Fédération de Russie et des sujets de la Fédération de Russie des questions de garantie et de qualité de l’aide médicale, de la protection et du renforcement de la santé publique, de la mise en place des conditions d’un mode de vie sain, de la constitution d’une culture de responsabilité personnelle des citoyens pour leur santé (art. 72 g) al. 1) ;
- la détermination des principes du système des pensions de retraite, ainsi que l’exigence de leur indexation annuelle, fixée par la loi fédérale (art. 75 al. 6) ;
- l’établissement de la garantie d’une protection sociale obligatoire, d’une aide sociale ciblée des citoyens et de l’indexation des aides sociales autres paiements sociaux, conformément à la législation fédérale (art. 75 al. 7) ;
- La garantie d’un salaire minimum de travail, dont le montant ne peut être inférieur au minimum vital de la population en âge de travailler en Russie (art. 75 al. 5) ;
- L’octroi au Gouvernement de la Fédération de Russie de compétences en matière de garantie du fonctionnement du système de protection sociale des invalides, qui doit être établi sur le principe de l’égalité des droits et des libertés, de leur intégration sociale sans aucune discrimination, de la création d’un milieu accessible pour les invalides et de l’amélioration de leur qualité de vie (art. 114 c.2) al. 1), etc.
Une partie des nouveautés tient en la constitutionnalisation de normes, déjà existantes déjà au niveau législatif, augmentant ainsi le niveau de leur garantie. En ce sens, les amendements à la Constitution renforcent l’orientation sociale de l’évolution de la législation.
1. Déjà en 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme proclamée par l’ONU prévoyait que les enfants avaient droit à une aide et une protection spéciale, ce qui est également prévu dans la Déclaration des droits de l’enfant de 1959, où il est inscrit que l’enfant, en raison de son manque de maturité physique et intellectuelle, a besoin d’une protection spéciale et de soins spéciaux, notamment d’une protection juridique appropriée. Par la Convention internationale des droits de l’enfant de 1989, les États parties, notamment la Fédération de Russie, sont tenus, dans le cadre de leur législation nationale et dans la limite de leurs possibilités, d’adopter les mesures nécessaires d’aide aux parents et aux autres personnes éduquant les enfants, en vue de réaliser le droit de chaque enfant à un niveau de vie permettant son développement physique, mental, spirituel, moral et social. Le niveau de protection de la famille, des droits des enfants, est un critère important d’appréciation du niveau des garanties sociales dans l’État.
Ainsi, en réalisation à la fois des dispositions du droit international, et des buts stratégiques déterminés à l’art. 67.1 de la Constitution de la Fédération de Russie, la loi portant modification de la Constitution a fixé dans le texte constitutionnel que les enfants constituent une priorité importante de la politique publique russe et concrétisé le rôle de l’État.
Pour cela, cet été un projet de loi fédéral N°960545-7 portant modification de la loi fédérale « sur l’enseignement dans la Fédération de Russie »[1] sur les questions de l’éducation des apprenants a été déposé à la Douma et donne une définition du concept d’éducation, autant que pose les exigences générales quant à l’organisation de l’enseignement.
Une attention particulière a été portée à l’éducation patriotique ces derniers 10 ans : dès 2001, trois programmes publics d’éducation patriotique ont été mis en place, le quatrième se termine actuellement.[2] Il est présupposé que l’instauration de principes d’éducation morale, spirituelle et patriotique dans le système d’enseignement, dans la politique de la jeunesse et dans la politique nationale, permet de renforcer la sécurité nationale.[3] Il était, en ce sens, prévisible que la Constitution reflète ces dispositions.
De plus, la priorité de l’éducation familiale a été inscrite à l’art. 76.1 al.4, en précisant que l’État prend à sa charge l’éducation des enfants laissés sans protection. Il est nécessaire de rappeler que le principe de la priorité de l’éducation familiale des enfants, le souci de leur bien-être et de leur développement est à la base de la régulation des relations familiales (art. 1 Code de la famille de la Fédération de Russie). Comme l’a soulignée la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie, le principe du soutien étatique et de la défense de la famille, à la base de la régulation des relations familiale, sous-entend la priorité de l’éducation familiale des enfants, le souci de leur bien-être et de leur développement, l’interdiction de toute ingérence arbitraire de qui que ce soit dans les affaires de la famille, la garantie de l’exercice sans entrave de leurs droits par les membres de la famille, la défense judiciaire de ces droits, qui peuvent être restreints par la loi fédérale dans des buts constitutionnels légitimes, notamment dans le but de la défense de la morale, de la santé et de l’intérêt légitime de tierces personnes.[4] L’inscription au niveau constitutionnel de la disposition concernant l’éducation familiale des enfants fait preuve d’une cohérence dans la régulation de cette question, autant que de l’importance accordée à l’institution de la famille.
2. L’un des amendements les plus discuté a été celui concernant la garantie des pensions de retraite. Dans la nouvelle version de l’article 75 de la Constitution de la Fédération de Russie (al.6) ont été inscrits les principes sur la base desquels le système de garantie des pensions de retraite est constitué, à savoir le principe d’universalité, d’équité et de solidarité entre les générations. De plus, l’obligation d’indexation des pensions de retraite, au moins une fois par an, dans le régime établi par la loi fédérale, a été ajouté. Le projet d’amendement, tel qu’il fut initialement déposé à la Douma, ne prévoyait pas la périodicité de l’indexation, mais simplement sa régularité. L’annualité de l’indexation est apparue lors des travaux sur le projet de réforme constitutionnelle. En soulignant l’importance de cette norme, le président du Comité de la Douma pour l’organisation étatique et la législation a souligné qu’elle permettait aux citoyens d’être certains que, même en période de crises ou en période difficile, l’État ne peut pas faire marche arrière et « geler » l’indexation jusqu’à des temps meilleurs.[5]
Pour autant, en prévoyant l’obligation de l’indexation des pensions de retraite, la Constitution ne détermine ni le régime de cette indexation, ni son montant concret, qui sont établis par la loi fédérale. Le législateur peut utiliser ces mécanismes en vue de l’augmentation du montant des pensions, puisqu’il entre dans ses compétences de modifier la réglementation en la matière, en tenant compte des possibilités financières de l’État et en respectant les principes constitutionnels d’équité, d’égalité, de proportionnalité ainsi que de stabilité et de garantie des droits des citoyens.[6] Par ailleurs, la législation russe prévoit une différenciation du régime d’indexation des pensions de retraite.[7]
3. La conception de l’État social implique le souci du bien-être des citoyens, la garantie de leur protection sociale. Dans le développement des normes posées par les articles 7 et 39 de la Constitution russe, la réforme constitutionnelle a introduit la disposition selon laquelle la Fédération de Russie, en conformité avec la législation fédérale, garantit une assurance sociale obligatoire, une aide sociale ciblée et une indexation des prestations sociales et autres formes d’aide sociale (art. 75 al. 7 de la Constitution de la Fédération de Russie). Comme avec la régulation des pensions, ici aussi, le régime de ces questions est de la compétence du législateur fédéral.
L’indexation des prestations sociales est perçue comme l’une des principales mesures anti-inflationnistes, destinées à protéger les prestations sociales d’une dépréciation en raison de l’augmentation des prix.
La constitutionnalisation, non seulement du droit à la garantie sociale, mais également des instruments de sa défense contre l’inflation, permet de réaliser les buts de l’État social.[8] Les lois fédérales concernant les prestations sociales, à ce jour, contiennent déjà des normes sur leur indexation[9]. Ainsi, il convient de comprendre les modifications prévues par la Loi portant amendements à la Constitution dans ce domaine comme une augmentation du niveau des garanties sociales.
4. Selon la Constitution, la Fédération de Russie protège le travail et la santé des gens, prévoit un salaire minimal garanti et le droit de chacun à une rétribution pour son travail sans aucune discrimination, dont le montant ne peut être inférieur au montant prévu par la loi fédérale. L’institution du salaire minimal, comme le souligne la Cour constitutionnelle fédérale, est destinée de par sa nature à établir le montant minimal de moyens financiers devant être garantis aux travailleurs en rétribution de l’exécution de leurs obligations de travail, en tenant compte du minimum vital.[10] L’amendement à l’article 75 de la Constitution de la Fédération de Russie prévoit la concrétisation de ces normes, notamment en précisant que le montant du salaire minimal comme ne peut être inférieur au minimum vital de la population active sur l’ensemble du territoire de la Fédération de Russie.
Dans la législation du travail, le montant du salaire minimal est employé pour déterminer le système des salaires garantis des employés. La norme intégrée dans l’article 75 de la Constitution russe avait précédemment une base législative : la loi fédérale du 28 décembre 2017 N° 421-FZ[11] a instauré un mécanisme selon lequel, à partir du 1er janvier 2019 et ensuite chaque année au 1er janvier, le salaire minimal est réévalué par la loi fédérale en fonction du minimum vital de la population active de la Fédération de Russie au deuxième trimestre de l’année précédente. Selon le Code du travail (art. 133), le salaire mensuel d’une personne ayant entièrement travaillé cette période et rempli ses obligations professionnelles ne peut être inférieur au salaire minimal.
5. L’élargissement des compétences du Gouvernement fédéral peut également être analysé du point de vue de l’augmentation du niveau des garanties sociales. La Constitution ne lui attribut plus uniquement la réalisation d’une politique publique socialement orientée dans les domaines de la culture, de la science, de l’enseignement, de la santé, de la protection sociale, du soutien, du renforcement et de la défense de la famille, de la défense des valeurs familiales traditionnelles, mais également en matière de défense de l’environnement (art. 114 al.1 pt. c), de garantie du fonctionnement du système de défense sociale des invalides, basé sur le principe de l’égalité des droits, de leur intégration sociale, sans discrimination, la création d’un milieu accessible et l’amélioration de leur qualité de vie (art. 114 al. 1 pt. c.2). Le Gouvernement doit également prendre les mesures permettant le soutien de la société civile, notamment aux ONG. Il garantit leur participation dans la préparation et l’exécution de la politique publique (art. 114 al. 1 pt. f.1). De plus, le Gouvernement garantit la réalisation des principes de partenariat social en matière de régulation des relations de travail et des relations afférentes (art. 114 al. 1 pt. f.4).
Dans cette même logique, l’on note la constitutionnalisation des compétences du Gouvernement en matière de volontariat, qui devient l’une des formes de bienfaisance (art. 114 pt. f.2) et qui touche, selon la loi fédérale[12], des domaines très différents de l’activité sociale : l’enseignement, la santé, la culture, l’assistance et l’aide sociale, la culture physique et le sport, la défense de l’environnement, la prévention et la liquidation des catastrophes naturelles. Le volontariat a été particulièrement actif dans le cadre de la pandémie de COVID-19. La constitutionnalisation des compétences du Gouvernement en ce domaine démontre l’importance qui leur est octroyée dans la politique sociale de l’État.
6. La loi de révision de la Constitution a introduit dans la Constitution un article 75.1, selon lequel la Fédération de Russie met en place les conditions pour le développement économique stable du pays et l’augmentation du niveau de vie des citoyens, garantit la défense de la dignité des citoyens et le respect du travailleur, le partenariat social, la solidarité économique, politique et sociale. Cette norme détermine le vecteur de développement du pays, orienté vers un équilibre entre les intérêts public et privés, la consolidation des efforts pour atteindre les buts sociaux et souligne l’orientation sociale qui encadre le futur développement de l’État et de la société.
Ainsi, la réforme constitutionnelle en Russie a principalement touché la sphère sociale : des garanties supplémentaires des droits sociaux ont été constitutionnalisées, les instruments étatiques de réalisation de sa fonction sociale ont été précisés et les obligations sociales de l’État concrétisées.
[1] Voir https://sozd.duma.gov.ru/bill/960545-7
[2] Arrêté du Gouvernement de la Fédération de Russie du 30 décembre 2015 N° 1493 portant programme public « d’éducation patriotique des citoyens de la Fédération de Russie pour 2016-2020 »
[3] Oukase du Président de la Fédération de Russie du 31 décembre 2015 N° 683 portant stratégie de la sécurité nationale de la Fédération de Russie
[4] Décision de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie du 20 juin 2018 N° 25-P
[5] Popravki v Konstitutsiou priniaty. Chto dalche ? URL: https://rg.ru/2020/07/04/krasheninnikov-vo-ispolnenie-konstitucii-nado-priniat-bolee-100-zakonov.html
[6] Voir par exemple l’arrêt avant dire droit de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie du 19 novembre 2015 N° 2709-0
[7] Voir par exemple, l’art. 25 de la loi fédérale du 15 décembre 2001 N°166-FZ « sur la garantie étatique des pensions dans la Fédération de Russie » ; l’art. 16 de la loi fédérale du 28 décembre 2013 N°400-FZ « sur l’assurance des pensions » ; l’art. 17 de la loi fédérale du 17 décembre 2001 N°172-FZ «sur les pensions de travail dans la Fédération de Russie ».
[8] Avis de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie du 16 mars 2020 N°1-Z « sur la conformité aux chapitres 1,2 et 9 de la Constitution de la Fédération de Russie des dispositions non encore entrées en vigueur de la Loi de la Fédération de Russie sur les amendements à la Constitution de la Fédération de Russie « sur l’amélioration de la réglementation de certaines questions portant sur l’organisation et le fonctionnement du pouvoir public », ainsi que sur la conformité à la Constitution de la Fédération de Russie du régime d’entrée en vigueur de l’article 1 de cette Loi sur demande du Président de la Fédération de Russie.
[9] Voir par ex. la loi fédérale du 24 juillet 1998 N°125-FZ « sur la garantie sociale obligatoire des accidents de production et des maladies professionnelles » ; loi fédérale du 17 juillet 1999 N°178-FZ « sur l’aide sociale étatique » ; loi fédérale du 7 novembre 2011 N°306-FZ « sur la soldes des militaires et autres paiements individuels ».
[10] Décision de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie du 27 novembre 2008 N°11-P
[11] Loi fédérale du 28 décembre 2017 N° 421-FZ « portant modification de certaines dispositions des actes législatifs de la Fédération de Russie en ce qui concerne l’augmentation du salaire minimal jusqu’au niveau du minimum vital de la population active ».
[12] Loi fédérale du 11 août 1995 N°135-FZ « sur les activités de bienfaisance et le volontariat »
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