La juridiction administrative en France
L’existence de la justice administrative en France est, plus de deux siècles après la Révolution, toujours un objet de débat. Il faut donc remonter le temps pour comprendre les raisons qui ont conduit à la création du juge administratif tel qu’on le connaît aujourd’hui.
La France est loin d’être le seul Etat européen à s’être doté d’un ordre de juridiction administrative distinct de l’ordre judiciaire et principalement compétent pour connaître des litiges de l’Administration. On retrouve ainsi un Conseil d’Etat en Suisse, aux Pays-Bas, en Belgique, en Italie et en Grèce qui cumulent les fonctions consultatives et juridictionnelles[1].
Mais peut être plus qu’ailleurs, le dualisme juridictionnel a fait et fait encore l’objet de critiques récurrentes. A tel point que des études juridiques sont régulièrement publiées, qui remettent en cause ou au contraire consolident le système existant[2].
On peut peut-être expliquer cela par le contexte dans lequel la juridiction administrative a été instituée, contexte révolutionnaire qui a cristallisé des oppositions doctrinales qui demeurent encore vivaces aujourd’hui.
Afin de pouvoir peindre un tableau fidèle de ces débats qui agitent toujours le monde des juristes français, ce qui constituera l’objet d’un article ultérieur, il convient certainement d’exposer dans un premier temps les raisons qui ont conduit à soustraire les litiges administratifs à la compétence du juge judiciaire et les conditions dans lesquelles la juridiction administrative a été établie.
1. Les motifs de la soustraction de l’Administration aux tribunaux de droit commun
Tout cours de droit administratif français débute par un exposé des motifs qui ont conduit les révolutionnaires français à accorder à l’Administration une sorte de privilège de juridiction et à la soustraire à la compétence des tribunaux civils en même temps qu’ils élaboraient un droit de l’administration « régénéré »[3]. Cette volonté manifeste de vouloir justifier l’existant illustre certainement le fait que la création du juge administratif en France n’allait pas de soi, n’était pas inéluctable. Le contexte historique et politique explique, pour une bonne partie, pourquoi nous disposons aujourd’hui d’une dualité de juridictions.
On peut rechercher les origines de la juridiction administrative en France dans la période révolutionnaire. C’est en effet dans la façon dont ont été interprétés certains principes révolutionnaires, dont le principe de la séparation des pouvoirs, par les révolutionnaires de la Constituante et de la Législative que l’on peut rechercher ces origines. Notons d’emblée que cette démarche n’est pas partagée par tous les historiens du droit administratif. Certains basent en effet leur recherche sur l’idée d’une continuité entre l’ancien droit et le droit contemporain développé à partir de la Révolution et tentent de découvrir les origines du dualisme juridictionnel dans le droit d’Ancien Régime[4].
Pour autant, il n’a jamais vraiment été question de soustraire l’Administration, exécuteur de la loi et soumise à celle-ci, à un quelconque contrôle, même s’il convenait de la protéger des juges afin qu’elle puisse mettre en œuvre le projet révolutionnaire. Mais il ne pouvait pas s’agir de juridictions judiciaires qui souffraient alors d’un fort déficit de confiance de la part des révolutionnaires qui se remémoraient encore le rôle d’obstruction au pouvoir royal joué par les Parlements d’Ancien Régime[5].
A partir de cette conception, va donc être adoptée la célèbre loi des 16 et 24 août 1791 relative à l’organisation judiciaire dont l’article 13 dispose que « les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives ; les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions. ». En application de ces dispositions, les tribunaux ne purent donc ni apprécier la légalité des actes des administrateurs, ni leur enjoindre d’accomplir une quelconque action dans un sens déterminé[6]. Ils conservaient toutefois la possibilité de juger les administrateurs, mais uniquement sur renvoi de l’Administration ou du Parlement, sans pouvoir les citer directement devant eux.
Restait alors à déterminer quels organes pourraient assurer le contrôle nécessaire de l’action administrative. Plusieurs propositions furent faites à la Constituante, allant de la création de tribunaux d’administration à l’attribution de la connaissance des litiges à l’administration elle-même.
2. La création de la théorie du ministre-juge
C’est cette deuxième solution qui fut retenue, et que l’on retrouve parfaitement exprimée dans le décret des 6, 7 et 11 septembre 1790 qui attribue à l’Administration la charge de régler les litiges relatifs aux marchés de travaux publics et ouvrages publics, à la grande voirie et aux contributions directes. Naît alors un système que l’on qualifiera plus tard d’ « administrateur-juge » et qui sera réitéré dans différents textes, notamment ceux relatifs aux litiges ayant trait aux ventes de biens nationaux, aux élections ou aux émigrés. Et ce, parallèlement à l’affirmation d’un pouvoir d’annulation exercé par les autorités hiérarchiques sur les actes des administrateurs subordonnés.
Plusieurs motifs ont conduit les révolutionnaires à retenir un tel système qui peut nous sembler, a posteriori, anachronique puisqu’il accorde à l’Administration une fonction juridictionnelle en violation du principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires qui venait juste d’être adopté tout en se prévalant de la théorie de la séparation des pouvoirs.
En premier lieu, les révolutionnaires concevaient les missions de juger et d’administrer comme les deux pendants de l’application de la loi. Il faut avoir à l’esprit que ces deniers n’ont pas souhaité reconnaître un véritable pouvoir judiciaire indépendant de l’Etat, qui saurait exercer sur loi, expression de la souveraineté nationale, le moindre contrôle. La Révolution ne distingue que deux pouvoirs : le législatif et l’exécutif. Si bien que les juridictions ont d’emblée été conçues comme de simples exécuteurs de la loi, au même titre que l’exécutif (certains affirmant même qu’elles devaient relever du pouvoir exécutif)[7].
En second lieu, un souci d’efficacité justifie certainement le choix opéré en faveur du système de l’administrateur juge. Outre une défiance ouverte à l’égard des tribunaux déjà relevé plus haut, il était admis que la charge de trancher les litiges administratifs serait mieux assurée par des administrateurs rompus aux arcanes de l’Administration, délivrés de l’obligation de suivre une procédure juridictionnelle, impartiaux puisqu’élus. Par ailleurs, il semblait admis que trancher des litiges administratifs relevait plus de la fonction administrative que de la fonction judiciaire. D’ailleurs les autorités chargées du contentieux administratif n’exerçait pas cette fonction différemment de leur fonction administrative. C’est ce qu’affirmer plus tard la formule selon laquelle « juger l’administration, c’est encore administrer ».
Qui « vide » alors le contentieux de l’Administration à cette époque ?
Selon le décret du 6 septembre 1790, cette tâche revient aux directoires de district et de département dont les décisions pourront, à partir du Directoire, faire l’objet d’un recours devant les ministres. Aucune procédure particulière n’est initialement prévue pour le rendu des décisions contentieuses, celles-ci étant adoptées dans les mêmes conditions que les décisions administratives.
L’attribution de la connaissance des litiges de l’Administration aux autorités administratives elles-mêmes va connaître une sensible inflexion sous la Législative et la Convention où se développent des législations révolutionnaires qu’on décide de soustraire à la compétence des tribunaux ordinaires afin de préserver l’Administration, rouage essentiel de leur mise en œuvre.
L’accroissement corrélatif du contentieux administratif conduit alors la Convention à adopter le décret du 16 fructidor An III en vertu duquel « défenses itératives (est faite) aux tribunaux de connaître des actes d’administration de quelques espèces qu’ils soient ». Les conflits d’attribution entre les tribunaux et les autorités administratives seront alors réglés par les ministres, selon les termes du décret du 21 fructidor An III, qui jouiront du pouvoir de fixer eux-mêmes les contours de la compétence contentieuses de l’Administration.
On doit alors constater, sous le Directoire, une volonté manifeste de l’Exécutif de confier aux autorités administratives le contentieux des « actes d’administration », entendus de plus en plus largement, au détriment des tribunaux judiciaires. Grégoire Bigot cite ainsi un arrêté du Directoire du 2 Germinal An V selon lequel « dans la classe des affaires administratives, se rangent naturellement toutes les opérations qui s’exécutent par les ordres du Gouvernement, par ses agents immédiats, sous sa surveillance, et avec les fonds fournis par le Trésor Public »[8]. L’auteur montre par ailleurs combien c’est la volonté du Gouvernement de garder la mainmise sur cette justice administrative sur laquelle il exerce une véritable tutelle qui conduit à rejeter la création de juges administratifs indépendants du pouvoir.
3. La juridictionnalisation du contentieux administratif
On ne peut parler véritablement de juridictions administratives et donc d’une rupture avec le système antérieur qui voyait l’Administration être à la fois juge et partie, qu’à compter de l’instauration des Conseils de préfecture et d’une Commission du contentieux du Conseil d’Etat. Dès ce moment, l’Administration qui agit se dissocie de l’administration qui juge. On parle alors de justice retenue.
La création des Conseils de préfecture résulte de la loi du 28 pluviôse An VIII et est motivée par la volonté d’assurer une meilleure justice administrative : plus juste en ce qu’elle sera rendue collégialement par des instances mieux à même de concilier intérêt général et intérêts particuliers ; plus impartiale en ce qu’elle ne sera plus rendue selon les formes de l’administration active mais selon celles de la justice.
Ces Conseils de préfecture, présidés au sein de chaque département par le préfet qui dispose d’une voix prépondérante et qui rend les décisions exécutoires, sont composés de 3 à 5 membres nommés par le premier Consul et disposent d’une compétence définie par l’article 4 de la loi et qui recouvre schématiquement les litiges relatifs aux contributions directes, aux travaux publics, à la grande voirie, et aux domaines nationaux. Cette compétence sera élargie de manière continue tout au long du XIXe siècle.
Prenant acte du manque préjudiciable de règles procédurales devant être observées devant les Conseils de préfecture, le Gouvernement adopta dans le courant des années 1860 divers textes visant à combler cette lacune préjudiciable au crédit des juges de première instance du contentieux administratif. Furent ainsi instaurés, outre un commissaire du gouvernement comme au Conseil d’Etat, diverses règles telles que celle de la publicité des audiences, celle de son caractère contradictoire, celle de l’incompatibilité des fonctions de conseiller avec toute autre fonction publique ou professionnelle.
De son côté, le Conseil d’Etat, créé par la Constitution du 22 frimaire An VIII, est doté par un décret du 11 juin 1806 d’une Commission du contentieux qui permet d’instaurer en son sein une instance dédiée au règlement des litiges administratifs et composé de six auditeurs et six maîtres des requêtes.
On sait en effet que, dès l’origine, le Conseil d’Etat s’était vu attribuer une compétence contentieuse à la fois en premier et dernier ressort mais aussi en appel des décisions des Conseils de préfecture (cette dernière compétence sera officialisée par la loi du 21 juin 1865). Mais la procédure suivie ne se distinguait pas de celle qui était observée pour le traitement des questions administratives. Dès 1806, la Commission du contentieux est donc chargée d’instruire les affaires dont elle est directement saisie par les particuliers et de rédiger un rapport qui fera l’objet d’une délibération de l’Assemblée général du Conseil conduisant à la formulation d’un avis adressé au chef de l’Etat. Le Conseil d’Etat ne rend donc pas de jugements à proprement parler. Dans le système de justice retenue rétablie sous le Consulat, il se limite à proposer une solution au chef de l’Etat. Cette procédure initiale sera complétée par le décret du 22 juillet 1806 fixant notamment le délai de recours contentieux ou les règles de représentation par les avocats au Conseil d’Etat. D’autres textes suivront, notamment l’ordonnance du 2 février 1831 « concernant les affaires contentieuses portées au Conseil d’Etat », complétée par une ordonnance du 12 mars 1831, qui « juridictionnalisent » encore plus la procédure en prévoyant la publicité des audiences, la possibilité pour les parties de présenter des observations, la création de ce qui deviendra le commissaire du gouvernement, aujourd’hui rapporteur public, etc.
On notera que le Conseil d’Etat se voit également attribuer la tâche de régler les conflits d’attribution pouvant s’élever entre les tribunaux de droit commun et l’Administration-juge, ce qui lui donne l’opportunité de définir les limites de la compétences des nouveaux « juges administratifs ». La procédure en matière de conflits sera par ailleurs précisée par une ordonnance du 1er juin 1828.
4. Le Conseil d’Etat, juge délégué du contentieux administratif
La dernière étape qu’il restait à franchir l’a été en deux temps, qui ont permis de passer d’un système de justice retenue à un système de justice déléguée.
La Seconde République décida en effet de rompre avec le système antérieur en adoptant une loi du 3 mars 1849 qui confie au Conseil d’Etat la justice déléguée en matière de contentieux administratif. Si ses compétences et son fonctionnement ne sont pas altérés par cette loi, en revanche, le Conseil d’Etat se voit retirer toute compétence en matière de conflits d’attributions, puisque c’est à un Tribunal des conflits, composé de membres du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation qu’est confié ce rôle.
A la suite du Second empire qui revient au système de justice administrative retenue, la loi du 24 mai 1872 consacre définitivement la justice déléguée selon ces termes : « Le Conseil d’Etat statue souverainement sur les recours en matière contentieuses administrative, et sur les demandes d’annulation pour excès de pouvoirs formées contre les actes des diverses autorités administratives ». Le législateur institue une Section du contentieux composée d’un vice-président et de 6 membres, conseillers d’Etat, auxquels s’ajoutent trois maîtres des requêtes exerçant la fonction de commissaires du gouvernement.
Le Conseil d’Etat lui-même, trouvera rapidement l’occasion de confirmer l’abandon de la théorie du ministre-juge dans un arrêt Cadot (C.E., 13 décembre 1889, Sieur Cadot, p.1148, concl. Jagerschmidt ; S. 1892, 3, 17, note Hauriou) en des termes explicites : « Le ministre de l’Intérieur s’est abstenu de statuer sur ces points qui, en effet, n’étaient pas de sa compétence. Mais considérant que, du refus du maire et du conseil municipal de Marseille de faire droit à la requête du sieur Cadot, il est né entre les parties un litige dont il appartient au Conseil d’Etat de connaître (…) ».
Le droit administratif contemporain, pas plus que le droit du contentieux administratif, ne sont pas nés de cette loi et de cette décision. Leur généalogie pose des difficultés colossales et engendre des débats qui ne connaîtront certainement jamais de fin. Il n’en demeure pas moins que, devenu juge de droit commun du contentieux administratif, le Conseil d’Etat va s’efforcer de poursuivre son œuvre d’élaboration d’un droit administratif « distinct des principes qui sont établis dans le Code civil, pour les rapports de particulier à particulier » (T.C., 8 février 1873, Blanco, p.61, concl. David).
[1] Pour une étude comparative approfondie, voir M. Fromont, Droit administratif des Etats européens, P.U.F., Thémis, 2006.
[2] Voir par exemple : A. Van Lang (dir.), Le dualisme juridictionnel, Limites et mérites, Dalloz, Thèmes et Commentaires, 2007.
[3] J-L Mestre, « L’histoire du droit administratif », in Traité de droit administratif, Dalloz , 2011, T. 1, p.14.
[4] Pour une présentation de ces deux méthodes : F. Burdeau, « A propos des origines historiques du dualisme juridictionnel », in A. Van Lang, Le dualisme juridictionnel, Dalloz, Thèmes et commentaires, 2007, p.17.
[5] Pour Thouret, le pouvoir judiciaire « rival du pouvoir administratif, en troublait les opérations, en arrêtait le mouvement et en inquiétait les agents » (Archives Parlementaires de 1789 à 1860, T. X, p.344).
[6] Tribunal de cassation, 3 mai 1792, cité in J-L Mestre préc., p.18.
[7] G. Bigot, L’administration française, Litec, 2010, T.1, p.51 et s.
[8] Op. Cit, p.96.
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