L’effet de compétences gravitationnelles
En analysant les compétences du Président russe en matière économique, j’ai été confronté à un élément intéressant : sans avoir aucune compétence en matière économique, le Président joue un rôle décisif dans l’économie, déterminant de facto le cadre macroéconomique. Naturellement, j’ai dû me poser la question suivante : ce rôle joué par le Président découle-t-il de la Constitution ou sommes-nous en présence de violations de la Constitution ?
Sans plus entrer dans les détails, surtout en ce qui concerne le concept de compétence, je soulignerai simplement que la première difficulté pour répondre à cette question découle de ce que la Constitution russe (art. 80 al. 1)[1] définie le Président comme Chef de l’Etat. Pourtant, le concept de Chef de l’Etat n’est pas suffisamment précis pour apprécier les fonctions et compétences présidentielles. Cela tient au fait que les définitions doctrinales du concept de Chef de l’Etat[2], mais également les formulations retenues dans de nombreuses Constitutions dans le cadre des régimes semi-présidentiels, en font le représentant suprême de l’Etat à l’intérieur du pays et sur la scène internationale, et parfois le symbole de l’unité du peuple, de l’unité nationale. Pourtant, le rôle réel du Chef de l’Etat, et dans la vie politique, et dans la vie socio-économique du pays, semble parfois plus important que la description qui en est faite par les textes normatifs. L’enjeu d’une approche tant doctrinale que pratique tient alors en l’éclaircissement de la quesiton suivante : qu’est-ce qui permet aux présidents dans les régimes semi-présidentiels d’augmenter légalement la sphère des compétences déterminées par la Constitution ?
Et là, je n’ai pas à l’esprit que la Russie. Un exemple frappant de non concordance entre les compétences réelles du Président et les compétences prévues par la Constitution est donné par la France. L’art. 5[3] de la Constitution française de 1958, présente les fonctions du Président de la République de manière quelque peu sommaire. Toutefois, il est bien connu que le Président de la République est un acteur politique actif, tout en ayant un encrage partisan clairement déterminé, ce qui déjà en soi contrevient au rôle d’arbitre.
Autant que j’ai pu le comprendre, les constitutionnalistes français expliquent ce phénomène par le fait que le Président : a) reçoive son mandat de tout le peuple français ;b) par l’existence d’une majorité présidentielle à l’Assemblée nationale, il ait de facto le pouvoir de décider seul de la formation du Gouvernement ;c) en ayant le droit constitutionnel de présider les réunions du Conseil des ministres, il le dirige réellement. Cette dépendance du Gouvernement envers le Président est encore renforcée par la pratique informelle de la signature d’une sorte de lettre en blanc par le Premier ministre entrant en fonction, laissant ainsi la possibilité au Président de « démissioner » le Gouvernement au moment voulu.
La construction institutionnelle d’un Président dirigeant de facto de l’exécutif se complique, il est vrai, en période de conflit politique à la tête de l’Etat (comme la cohabitation en France), lorsque, en l’absence de majorité présidentielle à l’Assemblée nationale, le Président est amené à former un Gouvernement avec ses opposants politiques. Mais, même dans ce cas, le Président reste un acteur politique de poids, bien que ses possibilités soient objectivement limitées.
Il semble dès lors raisonnable de se demander pourquoi le poids politique du Chef de l’Etat est plus important en France, en Croatie, sans même parler de la Russie et des autres pays de la CEI, alors que cela n’est pas le cas dans d’autres pays ayant également un régime semi-présidentiel, comme la Bulgarie, la Pologne, la Slovénie, le Portugal ou la République de Macédoine.
Il m’a été possible d’arriver à certaines conclusions.
Cela ne dépend pas de la manière dont les fonctions du Président sont inscrites dans la Consttution (et si même elles le sont), mais des compétences reconnues au Chef de l’Etat dans ses relations avec le Parlement (la Chambre basse) et le Gouvernement. Si le rôle central dans les principales procédures politiques – formation du Gouvernement, sa destitution et dissolution du Parlement/de la Chambre basse – est joué par le Parlement[4], cela permet de limiter les possibilités d’élargissement des compétences du Président. Cela donne à la république semi-présidentielle des caractéristiques proches du régime parlementaire[5].
A l’inverse, en France, en Croatie, en Russie, où les constitutions accordent au Président plus de pouvoirs discrétionnaires concernant la formation du Gouvernement (qui augmentent encore lors de l’existence d’une majorité parlementaire) et la dissolution de la Chambre basse, nous observons un phénomène de diffusion des compétences, notamment à des domaines qui, formellement selon la Constitution, n’entrent pas dans leur sphère de compétences. D’autant plus que pour cela, le Président adopte tout d’abord des actes en propre, puis il devient nécessaire de faire « légaliser » par un acte législatif cette diffusion des compétences. Ainsi, plus les normes de la Constitution, ayant trait aux compétences présidentielles, ont un caractère discrétionnaire, plus le Chef de l’Etat tente « d’attraper encore un morceau de pouvoir »[6]. Plus précisément, il tente de se faire reconnaître par législateur, des compétences plus larges que celles qu’il n’a pu obtenir du constituant. C’est exactement ce que j’appelle l’effet de compétences gravitationnelles.
Cet effet est particulièrement lié au président dans les systèmes semi-présidentiels, car sa position n’est pas très claire, tantôt arbitre (bien que le contenu de cette fonction ne soit pas évident), tantôt acteur politique important et actif. Et dans la réalité, il recours certainement à ces deux rôles à la fois.
Il me semble que cet effet « gravitationnel » trouve son fondement principale dans l’institution de l’élection au suffrage universel, ce que les présidents ont tendance à rappeler à l’appareil d’Etat et à la société quand cela leur est nécessaire. Les Chefs d’Etat recevant leur « mandat de pouvoir » du peuple lui-même, tendent objectivement à étendre leur influence sur tous les organes publics et à tous les domaines de la vie publique, et ce dans le cadre d’un axe politique déterminé (indépendamment de leur appartenance formelle à un quelconque parti politique)[7]. Ils tendent ainsi correlativement à la neutralisation de leurs ennemis politiques. Cette conception de l’institution du Chef de l’Etat contient intrinsèquement un potentiel autoritaire, qui présente un danger pour l’ordre constitutionnel[8] (ce danger existe pour les Chefs d’Etat également dans d’autres types régimes, mais pour des raisons de concision, cet aspect ne sera pas développer ici).
C’est en substance ce sur quoi écrit le politologue J. Linz : « La conviction d’un président de posséder un pouvoir autonome et le soutien du peuple peut provoquer en lui le sentiment d’une puissance personnelle et d’une mission, même si la quantité de personnes ayant voté pour lui dans l’ensemble n’est pas si importante. En ayant une telle représentation de sa situation et de son rôle, il commence à considérer l’opposition inévitable à sa politique comme un facteur d’énervement et de démoralisation, à la différence du Premier ministre (dans les systèmes parlementaires – M. K.), qui ne voit en lui-même que le représentant d’une coalition dirigeante temporaire et non le porte-parole des intérêts de la nation ou d’une tribune du peuple »[9].
Qu’est-ce qui peut s’opposer au caractère « missionnaire » de la présidence ? Il y a, à mon avis, deux facteurs principaux. Tout d’abord, l’existence d’une société civile forte, dans les traditions antityraniques. Pourtant, cette barrière n’existe pas dans tous les régimes semi-présidentiels (ou, à tout le moins, n’est pas suffisamment importante). La seconde barrière est institutionnelle : l’encadrement strict du statut constitutionnel des présidents et, surtout, l’existence de moyens réalistes de contrepoids au profit du Parlement.
[1] Texte de la Constitution russe en français ici http://www.constitution.ru/fr/index.htm
[2] Voir, par exemple: Баглай М.В., Туманов В.А. Малая энциклопедия конституционного права. М., 1998. С.75; Конституционное право: Словарь / отв. ред. В.В. Маклаков. М., 2001. С.87; Мишин А.А. Конституционное (государственное) право зарубежных стран: Учебник. 11-е изд. М., 1976. С.202; Конституционное (государственное) право зарубежных стран: в 4 т. Тома 1–2. Часть общая: Учебник / Отв. ред. проф. Б.А. Страшун. 3-е изд., обновл. и дораб. М., 1999.С.598, 599; Автономов А.С. Конституционное (государственное) право зарубежных стран: Учебник. М., 2005. С.279; Конституция Российской Федерации: энциклопедический словарь / Авт. коллектив: В.А. Туманов, В.Е. Чиркин, Ю.А. Юдин и др. М., 1995. С.36; Чиркин В.Е. Президентская власть // Государство и право. 1997. № 5. С.20-21.
[3] Art. 5 : « Le Président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État.
Il est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités. »
[4] Il n’est pas innocent que beaucoup de constitutionnalistes polonais considèrent la Pologne comme une république parlementaire. Voir par exemple: Pietrzak Jerzy. Sejm RP: Tradycja i współczesność. Kompetencje, procedury, zwyczaje. Warszawa, 2000. S.177; Chruściak Ryszard. Sejm i Senat w Konstytucji RP z 1997 r. Powstawanie przepisów. Warszawa, 2002. S.5). Ce n’est évidemment pas le cas, et en cela B. A. Strachun a raison en écrivant que « Le régime actuel de la Pologne, selon la Constitution en vigueur, peut être théoriquement caractérisé de mixte ou de république semi-présidentielle :le Gouvernement est responsable devant la Diète et a besoin de sa confiance, mais le Président est élu par les citoyens et a un mandat indépendamment du Parlement » (Страшун Б.А. Вводная статья к Конституции Польской Республики // Конституции государств Европы: В 3 т. Т.2 / Под общей ред. Л.А. Окунькова. М.: Норма, 2001. С.683).
[5] La Bulgarie, dès le premier article, premier alinéas, de sa Constitution de 1991 précise : « La Bulgarie est une république dotée d’un régime parlementaire. », ce qui une erreur dans le sens strict du concept de régime parlementaire.
[6] Expression utilisée par le juriste américain W. Bernam (см.: Бернам Уильям. Правовая система США. 3-й выпуск. М., 2006. С.64).
[7] Le Président russe n’est pas membre d’un parti politique, il s’agit plus d’une tradition que d’une interdiction. (n. de t.)
[8] L’auteur a traité de cet aspect dans l’article suivant : Краснов М.А. Глава государства: рецепция идеи «отцовства» // Общественные науки и современность. 2008. №5, 6.
[9] Линц Хуан. Опасности президентской формы правления // Теория и практика демократии. Избранные тексты / Пер. с англ. под ред. В.Л. Иноземцева, Б.Г. Капустина. М., 2006. С.217.
Analyse et comparaison trés instructives de la fonction présidentielle en Russie et dans le reste de l’Europe. Merci pour votre article.