Table ronde: «La place de la justice administrative dans le système judiciaire»
Le 18 décembre 2019, s’est tenue à la Faculté de droit de l’Université d’État de Moscou (Lomonossov), la table ronde sur « La place de la justice administrative dans le système judiciaire », organisée par l’association Comitas Gentium France-Russie et par le Centre de procédure pénale et de justice de la Faculté de droit de l’Université d’État de Moscou (Lomonossov) en collaboration avec le Centre Michel de l’Hospital de l’Université Clermont-Auvergne, avec la participation du ministère de la Justice de la Fédération de Russie et le soutien de l’Ambassade de France à Moscou.
La table ronde fut organisée à l’occasion de la publication en Russie de deux ouvrages concernant la justice : « L’organisation judiciaire et les institutions juridictionnelles » (éditions Gorodets, 2020), résultat de travail collectif du Centre de procédure pénale et de justice de la Faculté de droit de l’Université d’État de Moscou (Lomonossov), qui fut présenté par Monsieur le Professeur Léonid Golovko, directeur de ce Centre ; la traduction russe du « Code français de justice administrative » (Prospekt, 2019), résultat du travail de l’association Comitas Gentium France-Russie, qui fut présenté par Elvira Talapina, chercheur sénior à l’Institut de l’État et du droit de l’Académie des sciences de Russie. Les débats se sont déroulés sous la modération de Monsieur le Professeur Léonid Golovko.
Lors de la première partie de la table ronde consacrée à la codification de la justice administrative en France et en Russie, Monsieur le Professeur Charles-André Dubreuil (Université Clermont-Auvergne) a présenté le décalogue des principes de la justice administrative en France, à savoir les 10 principes (maintenant 11), constituant le chapitre préliminaire du Code de justice administrative, s’inspirant méthodologiquement du Code civil. Monsieur le Professeur Yuri Starilov (Université de Voronej, Doyen de la Faculté de droit, Directeur du Centre de droit administratif et de justice administrative) a présenté le Code judiciaire de procédure administrative récemment adopté en Russie, souligné l’importance de la différenciation procédurale ainsi induite par rapport aux règles précédemment introduites dans le Code de procédure civile et pointé la difficulté de sa mise en oeuvre depuis 2015. Les débats ont amené sur le devant de la scène la question du rôle du juge, forcément actif, dans les procès où l’État (personne morale bénéficiant objectivement de moyens non ordinaires) est partie, afin de permettre une réalisation pleine et entière du principe d’égalité entre les parties.
La seconde partie des débats a porté sur l’institution plus spécifique à la Russie des infractions administratives, qui a pendant longtemps conduit à une vision spécifique de la justice administrative réduite à la responsabilité des citoyens devant l’État. Madame Elena Ovtcharova, maître-assistante (Centre de droit des finances publiques de l’Université d’État de Moscou, vice-directrice de l’Institut de la régulation administrative École supérieure d’économie) a rappelé l’évolution historique de cette institution en Russie et sa différenciation tant par rapport au droit pénal, qu’à la vision occidentale d’une justice administrative en Russie, évoquant de manière très critique la possibilité d’une codification séparée non seulement de la matière des infractions administratives, mais également des aspects procéduraux, ce qui va conduire à l’existence de deux Codes procéduraux en matière administrative : l’un concernant la responsabilité de l’Etat, Code déjà en vigueur dont nous avons parlé, et l’autre concernant la responsabilité des personnes privées dans le cadre du contentieux répressif administratif. Au regard du principe de sécurité juridique, est-il opportun d’autonomiser cet aspect procédural du Code des infractions administratives ? Madame Maria Mikheenkova, maître-assistante (Centre de procédure pénale et de justice de l’Université d’État de Moscou) a souligné la difficulté d’établir une classification théorique objective entre la matière des infractions administratives et la matière pénale, surtout lorsque la sanction consiste en une mesure privative de liberté pour les personnes physiques ou d’interdiction temporaire d’activité pour les personnes morales, qui impliquent l’intervention d’un magistrat et les garanties processuelles correspondantes. Les intervenants français, lors des débats, ont précisé que si en France la notion d’infraction administrative n’est pas étrangère au droit administratif à travers le contentieux dit répressif, elle ne peut que consister en une amende, toute privation de liberté emporte la qualification théorique pénale. Une question toutefois a été soulevée concernant le régime spécial de privation de liberté des étrangers en situation irrégulière, nommé rétention administrative, même si l’intervention du juge est prévue.
La troisième partie de la table ronde a porté sur les particularismes de la justice administrative dans la pratique judiciaire en France et en Russie. Monsieur Evgueny Taribo (Directeur du Département des fondements constitutionnels du droit public à la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie), en s’appuyant sur la présentation d’affaires concrètes concernant principalement les problèmes de droit foncier et de droit électoral, a souligné l’importance de l’appréciation et de l’intérêt à agir, et de la détermination du délai d’action en justice afin de garantir le droit d’agir des citoyens touchés par une action ou une décision d’un organe public, mais dans le respect de l’intérêt général, présent dans ces affaires relevant du droit public. Par ailleurs, lors des débats, l’expérience française avec le développement des référés a été évoquée, ce qui conduirait en Russie également à une atomisation de la matière procédurale. Monsieur le Professeur Christophe Testard (Université Clermont-Auvergne) s’est interrogé sur l’évolution de la pratique du Conseil d’État en France, qui s’inspire de plus en plus ouvertement de la pratique développée par la Cour de cassation. Or, si comme l’appellation l’indique, les juridictions administratives ne sont pas de droit commun, mais spécifiques, en perdant leur spécificité elles risquent aussi de perdre leur raison d’être. Lors des débats, le caractère inverse des mouvements en France et en Russie, vers une uniformisation d’un système duale ou vers la différenciation d’un système unitaire, n’a pas manqué d’être remarqué. La question s’est alors posée de savoir si, aujourd’hui, la nécessité de la réforme pour la réforme ne l’emporte pas sur la finalité d’amélioration du fonctionnement des institutions étatiques.
En conclusion, Karine Béchet-Golovko (présidente de l’association Comitas-Gentium France-Russie) s’est principalement arrêtée sur deux tendances de l’évolution de l’institution de la justice administrative. Elle a, d’une part, souligné le lien entre la conception de la justice et celle de l’État, non pas tel qu’il est, mais tel que voulu ; ce qui avec le développement du management dans le cadre global néolibéral pose la question de l’opportunité d’une justice spécifique pour un État réduit à un simple régulateur, peut-être lui aussi en voie de disparition, alors que la plupart des systèmes juridiques prévoient, au moins en première instance, ces juridictions spécialisées. D’autre part, et en conséquence de l’affaiblissement de l’institution étatique, les risques de politisation de la justice administrative aujourd’hui, sous la double influence des institutions internationales et de la montée en puissance de la société civile, obligent à repenser la notion d’indépendance de la justice, afin de tenir compte de ces deux nouveaux facteurs de pression.
Recent Comments