Le droit, comme instrument de l’expansion de l’idéologie néolibérale : l’expérience russe
Aujourd’hui, les confrontations idéologiques sont largement sorties des limites bien connues des formes traditionnelles. Cela est avant tout lié à l’idéologie néolibérale, dont l’implantation se réalise par des méthodes inhabituelles1. Les débats politiques, les programmes électoraux, les manifestations … Pour le libéralisme, tout cela est trop lourd, ce sont des méthodes obsolètes, dont la place est dans les poubelles de l’histoire. Le néolibéralisme pénètre dans la société d’une manière bien plus fine, mais plus efficace. Ayant obtenu les libertés économiques initiales2, comme le criquet il se met à dévorer toutes les autres sphères des relations sociales : l’éducation, la culture, les médias, etc.
Toutefois, sans un soutien instrumental approprié, cet élargissement progresserait avec de sérieuses difficultés. La propagande agressive ne suffit plus à assurer la réussite de l’expansion. Le mécontentement croissant de l’opinion publique et une opposition politique active obligent les hommes de main de l’idéologie néolibérale à rechercher ce qui, d’une part, garantira leur légitimité et, d’autre part, fournira une base solide à leurs actions futures. Et, paradoxalement, l’État, principal ennemi du néolibéralisme, leur est venu en aide. Il s’est ainsi avéré, que pour prendre une position forte, il n’avait pas besoin de grand-chose… Juste d’avoir accès au système judiciaire.
Le pari sur la confiscation du droit, parallèlement au système judiciaire3, s’est avéré confirmé, avec une précision chirurgicale. Car le système judiciaire est bien l’un des fondements de tout État moderne et de son régime politique4, étant un instrument clé de la gestion sociale. La maîtrise du droit, la possibilité même de l’influencer, même dans une faible mesure, devient la véritable clé de la gouvernance de la société. C’est pourquoi le néolibéralisme en est venu à considérer le système juridique comme un autre champ de bataille. Et il est significatif que ce choix a été fait dans un style typiquement néolibéral : subtilement, efficacement, parfois même de manière surprenante. Cela est particulièrement évident dans la législation nationale russe, tant dans les sphères publique que privée.
Les constitutions modernes, en raison de la prédominance du concept des droits de l’homme, accordent une importance particulière à l’individu et à ses libertés. Mais même en dépit de cela, l’État a conservé deux de ses droits inaliénables : en plus du droit d’appeler ses citoyens à défendre la Patrie (art. 59 de la Constitution de la Fédération de Russie), il a le droit de percevoir des impôts (art. 57 de la Constitution de la Fédération de Russie). Est-il possible d’influencer d’une manière ou d’une autre ces droits souverains ? Par exemple, est-il possible de limiter l’État ou d’influencer sa décision d’imposer une nouvelle taxe ou un nouveau droit ? Cela semblerait absurde. L’État n’est limité dans sa politique fiscale, que par des limites raisonnables : tous les impôts doivent être non discriminatoires, économiquement justifiés, non arbitraires, ne pas porter atteinte aux droits constitutionnels des citoyens, ne pas violer l’espace économique unique, etc. (pts. 2-4 de l’art. 3 du Code des impôts de la Fédération de Russie). En d’autres termes, en cas de nécessité objective, sous réserve de certaines conditions, l’État peut instaurer un nouvel impôt.
Mais ce droit souverain de l’État a été remis en question. Comme on le sait, il y a quelque temps, A.R. Beloussov, aujourd’hui ministre de la Défense et auparavant premier vice-Premier ministre chargé de la politique financière et économique, a évoqué à plusieurs reprises l’idée d’introduire des taxes uniques pour les représentants des grandes entreprises (la soi-disant windfall tax). Il semble que l’idée soit plus que justifiée : dans des conditions de déficit budgétaire, l’État conserve à la fois ses obligations sociales et la nécessité de résoudre d’importantes questions de politique étrangère. Et la source est adaptée : les superprofits inattendus des plus grandes entreprises russes. En un mot, tout est justifié et orienté socialement. Cependant, la dernière tentative d’introduire cette taxe a en réalité conduit à l’éclatement d’un scandale public. Immédiatement après l’annonce de cette idée, les contribuables potentiels l’ont vivement remise en question et ont proposé au Gouvernement de négocier5. Comme on l’a appris plus tard, lors de ces négociations, « diverses options » ont été envisagées, notamment : les montants des taxes, les taux, les modalités et… des remises6. De plus, des publications ont commencé à apparaître dans les principales revues juridiques scientifiques7 et les blogs juridiques8 populaires sur l’impossibilité conceptuelle d’introduire une telle taxe en Russie. En d’autres termes, l’État ne peut plus déterminer de manière indépendante sa politique financière, sans s’appuyer sur les acteurs puissants du marché et les cercles « d’experts ».
De plus, la question fiscale s’est avérée douloureuse pour les néolibéraux, non seulement dans le contexte financier, mais aussi en matière de droit pénal. Depuis 2022, les organismes d’enquête ne peuvent plus engager de poursuites pénales de leur propre initiative s’ils découvrent des indices de fraude fiscale. Cela nécessite une demande spéciale de l’administration fiscale (art. 140 al. 1.3 du Code de procédure pénale de la Fédération de Russie)9. Toutefois, le mécanisme de l’adresse de ce recours est tel que, en fait, les poursuites pénales ne sont pas vouées à être engagées : en raison des spécificités des décisions d’appel des autorités fiscales, il existe un risque injustifié, qu’au moment de l’exercice de ce recours pour une de ces infractions commises, les délais de mise en cause de la responsabilité pénale soient dépassés (art. 32, 1012, 138, 1391 du Code des impôts de la Fédération de Russie, art. 78, 198, 199 du Code pénal de la Fédération de Russie). Le plus intéressant est que les raisons de l’apparition de cette norme en 2012 sont frappantes par la singularité de sa logique. Le législateur s’était alors plaint de la législation fiscale, affirmant qu’elle était soi-disant trop compliquée et pleine de nombreuses lacunes, ce pour quoi les contribuables étaient souvent poursuivis pénalement… et en conséquence de quoi il procéderait à une réforme du droit pénal, et non du droit fiscal10 !
Les mêmes paradoxes se retrouvent dans d’autres domaines. Disons que c’est exactement ce qui s’est passé avec la soi-disant « guillotine réglementaire » – une politique d’État basée sur l’idée d’annuler les réglementations prétendument excessives et de réduire le nombre de contrôle sur les entreprises. Il est intéressant de souligner, que malgré les tragédies très médiatisées du centre commercial IKEA de Khimki, de l’usine de poudre à canon de Serguiev Possad ou de la fuite de déchets de Norilsk, les autorités politiques de haut niveau continuent d’exiger des organes de contrôle et de surveillance qu’ils réduisent la pression sur les entrepreneurs11.
Sous prétexte d’assurer la liberté de gestion dans les affaires, non sans emprunt évident à la célèbre « expérience » américaine12, une réforme de la législation des sociétés a eu lieu. Ainsi, selon le témoignage des participants directs du groupe de travail, réuni par rien de moins qu’un décret du Président de la Fédération de Russie13, la réforme a été torpillée à plusieurs reprises par des sujets d’autorité, comme le ministère du Développement économique de la Russie, Rusnano et le groupe de travail sur la création d’un Centre financier international14. Aucun argument, même celui de la protection des droits des actionnaires minoritaires, n’a permis de sauver la réforme initialement conçue par les réformateurs des déformations.
Il existe de nombreux autres exemples provenant d’autres domaines du droit15. D’une manière ou d’une autre, ils montrent tous que le droit en général et chacune de ses branches deviennent l’objet de l’attention du néolibéralisme. Sous la pression de ces changements, indépendamment de l’expérience historique, du contexte national et politique, de la nécessité d’une protection sociale, etc., ce n’est pas seulement la loi en tant que forme qui change : la société change inévitablement avec elle, et avec elle la conscience sociale. La seule question est de savoir dans quelle mesure ces changements sont bénéfiques pour la société elle-même. Mais il semble qu’un simple coup d’œil sur le contenu et les motivations des réformes juridiques néolibérales suffise à douter de la possibilité même d’une réponse positive.
1 À ce sujet, voir par ex. Bourmaud D. Neoliberalism : razvitie ili predaltelstvo klassitcheskogo liberalisma, in Bechet-Golovko K. Baudoin M.E., Karpenko K.V. (sous la dir. de), Chto ostaetsia ot gossoudarstva v epokhou neoliberalisma ?,éd. Block-Print, Moscou, 2023, pp. 36-37.
2 Sur les sources économiques du néolibéralisme, voir par ex. Idem, p.. 19-23. Également sur l’évolution de l’écnomie et sa transition vers le paradigme néolibéral, voir ici : Abdoulov R.A., Djabborov D.B., Komolov O.O. Maslov G.A. Stepanova T.D. Déglobalisatsia : krisis neoliberalisma i dvijenie k novomou miroporiadkou : naoutchny doklad, Naoutchnaya laboratoria sovremennoï politekonomiki, Moscou,, 2021. p. 9-89.
3 Sur l’expansion néolibérale du système judiciaire, voir Golovko L., Mathieu B. (sous la dir. de), Le juge et l’État, éd. Mare et Martin, 2018
4 Il semblerait que justement en raison de cela, une partie de l’un des ouvrages de Bertrand Mathieu a pour titre « Le droit comme condition d’existence de la démocratie ». Voir Mathieu B., Le droit contre la démocratie, LGDJ, 2017.
5 Certainement, avec pour représentant l’Union russe des industriels et entrepreneurs.
6 L’Union russe des industriels et entrepreneurs a déclaré, que l’impôt sur les bénéfices excédentaires était un compromis entre les entreprises et l’État. Voir TASS, 15.06.2023. URL: https://tass.ru/ekonomika/18024083
7 Voir Popkova J.G., Razovy nalog na itogui privatisatsii : prespektivy vvedenia v Rossii, Zakon, n°7, 2021, pp. 139-148
8 Voir Boudiline S. Chto upalo, to propalo. Windfall tax – kak eto po-roussky?. Zakon.ru 06.04.2023. URL: https://zakon.ru/blog/2023/04/06/chto_upalo_to_propalo_windfall_tax__kak_eto_po-russki
9 En outre, ce fondement particulier pour engager des poursuites pénales existait déjà au cours de la période 2012-2014.
10 Voir plus en détails à ce sujet Jarionov A.A., Ossobennosti ugolovnogo sudoproizvodstva po delam ob ekonomitcheskim prestupleniam, Thèse de doctorat, Moscou, 2023, pp.65-66
11 Voir, Poutine a donné des instructions à l’issue de la réunion du conseil du parquet général. Ria Novosti 26.03.2024. URL: https://ria.ru/20240326/putin-1935933533.html
12 Zakharova M.V. Razvitie sravnitelnogo prava v neoliberalnyiu epokhou, in Bechet-Golovko K. Baudoin M.E., Karpenko K.V. (sous la dir. de), Op. cit., pp. 8-9
13 Voir le pt. 2 de l’oukaze du Président de la Fédération de Russie du 18 juillet 2008 n° 1108 sur l’amélioration du Code civil de la Fédération de Russie
14 Voir plus en détails, Soukhanov E.A. Sravnitelnoe corporativnoe pravo, éd. Statut, 2014
15 À titre d’exemple, nous citerons deux publications anciennes, mais très éloquentes. Sur la réforme de la législation sur la propriété intellectuelle et son lien avec l’adhésion de la Russie à l’OMC : Makovskyi A.L. Amerikanskaya istoria, Vestnik grajdanskogo prava, N°1, 2007 ; Sur la réforme de la procédure pénale et du système judiciaire en Russie au tournant du siècle : Spence M.J. The Complexity of Success: the U.S. Role in Russian Rule of Law Reform, Carnegie Paper, 2005 – URL : https://carnegieendowment.org/research/2005/07/the-complexity-of-success-the-us-role-in-russian-rule-of-law-reform?lang=en.
Recent Comments