Le Processus de Bologne vu depuis le droit
Il est difficile à notre époque de trouver quelqu’un, qui n’ait pas entendu parler du Processus de Bologne. Plusieurs générations en ont moissonné et en moissonnent encore les fruits, que ce soit comme élève, enseignant ou parent. Par ailleurs, ce n’est un secret pour personne que, au départ, les Russes étaient méfiants. À l’inverse, la position officielle a pendant longtemps été optimiste.
La situation n’a commencé à changer qu’en 2022, avec le début de l’Opération militaire spéciale en Ukraine. Rejoignant la ligne à la mode en Europe, la majorité des membres du Groupe de surveillance du Processus de Bologne a signé en urgence une déclaration anti-russe. Par celle-ci, ils demandaient au Groupe de surveillance (donc à eux-mêmes) de suspendre immédiatement la participation de la Russie dans toutes les structures et événements du Processus de Bologne.
Après cela, la position officielle de la Russie à l’égard du Processus de Bologne semblait avoir changé. Dès mai 2022, Valery Falkov (ministre de la recherche et de l’enseignement supérieur) déclarait que pour nous, le Processus de Bologne était une étape dépassée. Et quelques jours plus tard, le président de la Douma, Viacheslav Volodine, déclarait que toutes les fractions parlementaires étaient d’accord sur la nécessité « de sortir du Processus de Bologne ».
Mais à peine quelques semaines sont passées et il est devenu évident, que personne n’avait de vision claire de la manière, dont devait se passer cette sortie. De plus, le président du Comité de la Douma pour la recherche et l’enseignement supérieur, Sergueï Kabyshev, déclarait que « la Russie ne peut pas « sortir » du Processus de Bologne comme d’un accord international ou d’une organisation. C’est un non-sens ».
À la lumière de ces déclarations, il semble intéressant de jet un œil sur le Processus de Bologne avec un regard de juriste et de comprendre ce qu’il représente du point de vue du droit.
La plus simple définition du Processus de Bologne serait celle d’un processus de réalisation des buts, qui ont été formulés dans la Déclaration de Bologne. Cette Déclaration a été établie en 1999 et signée alors par les ministres de l’enseignement supérieur de 29 pays. Actuellement, l’on compte 49 États signataires.
La Déclaration de Bologne avait un but général : créer d’ici 2010 un espace commun européen d’enseignement supérieur. Cela devait concrètement passer par la réalisation de six actions : 1) faire en sorte que les niveaux d’enseignement soient compatibles dans toute l’Europe, et que les diplômes étrangers soient équivalents (c’est pour cela qu’a été prévue une annexe-type au diplôme) ; 2) diviser l’enseignement en deux niveaux, baccalauréat et master ; 3) mettre en place un système-type d’évaluation de la quantité et de la qualité de la performance, pour qu’un étudiant puisse étudier certaines disciplines à l’étranger, et que cela soit compté dans son établissement d’origine (d’ici, viennent les concepts de crédits et de points) ; 4) favoriser la mobilité des étudiants et des enseignants, autrement dit les envoyer en stage à l’étranger ; 5) introduire un système-type d’évaluation de la qualité de l’enseignement (une sorte d’accréditation) avec des critères unifiés ; 6) favoriser « une véritable vision européenne » de l’enseignement supérieur (c’est-à-dire y injecter les « valeurs européennes »).
Plus tard, d’autres buts ont encore été formulés, parmi lesquels la constitution d’un espace européen scientifique unique, autrement dit la transformation du doctorat en un des niveaux d’enseignement supérieur.
Il faut tout de suite préciser qu’en droit international, la déclaration (à la différence de la convention) est considérée comme du droit mou (soft law), c’est-à-dire que formellement elle n’oblige en rien, elle n’est pas ratifiée et c’est en ce sens qu’il est effectivement impossible d’en « sortir ».
Mais le cas de la Déclaration de Bologne n’est pas si simple.
Le fait est que si l’on regarde la liste des buts établis, nous n’y trouvons rien de radicalement nouveau. La majorité d’entre eux ont été à un moment donné établis par différentes conventions européennes, auxquelles la Russie s’est jointe bien avant la signature de la Déclaration de Bologne. Il s’agit, et de la Convention sur l’équivalence des diplômes donnant accès aux établissements universitaires de 1953, et de la Convention européenne sur l’équivalence des périodes d’études universitaires de 1956, et de beaucoup d’autres traités plus tardifs.
D’autant plus qu’en 1997, une Convention a été conclue à Lisbonne, qui encore avant la Déclaration de Bologne, cumulait tous les buts énoncés. Il n’est donc pas surprenant que dans son préambule, la Déclaration de Bologne parle de processus, qui ont depuis longtemps déjà débuté et qui sont devenus plus concrets et ont conduit à la reconnaissance commune d’une « Europe des connaissances ».
Comme on le voit, le Processus de Bologne n’a pas été créé de zéro. Ce serait plutôt la tentative d’intensifier politiquement des buts, qui ont été juridiquement formulés antérieurement dans de nombreuses conventions. C’est pourquoi l’on entend de manière récurrente à chaque réunion ministérielle, qui est la forme normale de coopération, l’invitation insistante faite aux pays qui ne l’ont pas encore fait, à ratifier la convention de Lisbonne le plus rapidement possible.
Dans ce contexte, la procédure d’entrée dans le Processus de Bologne, telle que prévue dans la Communiqué de Berlin de 2003 (document établi suite à la 3e rencontre ministérielle), est elle-même significative. Il est ainsi prévu, que l’État doit être partie à la Convention européenne culturelle de 1954 et qu’il doit établir dans sa demande d’adhésion un plan concret de réalisation des buts du Processus de Bologne. Nous voyons donc ici, à nouveau, un fondement conventionnel.
Il en résulte, que la situation est bien plus complexe que ce qui est présenté par le député Kabychev. Il est évidemment possible de « sortir » du Processus de Bologne, par ailleurs cette sortie peut être autant profondément politique, que juridique.
D’un côté, il est possible de simplement faire une déclaration officielle, affirmant que la Russie en est sortie, ce qui signifie que nos délégués n’apparaîtront plus aux réunions ministérielles et que nos représentants ne participeront plus aux travaux du groupe de surveillance et des autres structures du Processus de Bologne.
D’un autre côté, il peut également être question de décisions juridiques concrètes, comprenant la dénonciation de toutes les conventions nous obligeant de construire notre système d’enseignement en conformité avec ces fameux « standards européens » (dans lesquels, par ailleurs, l’influence américaine est évidente).
De plus, puisque nous parlons du Processus de Bologne (c’est-à-dire d’un mouvement continu en avant), alors le terme de « sortie », à nouveau, peut avoir un double sens. Ce terme peut signifier soit le simple refus d’aller plus loin dans la collaboration et la réalisation de nouveaux buts, soit le retour en arrière, vers son propre système national.
Il est en tout cas clair, que toute discussion sur la « sortie » du Processus de Bologne sera peu productive, tant que ce terme n’aura pas de traits plus précis. Il est particulièrement important aujourd’hui, que le pouvoir formule clairement de quel vecteur il s’agit. Peut-on attendre des décisions juridiques ou tout va-t-il se limiter à des slogans politiques ? Peut-on compter sur une contre-réforme radicale ou doit-on se contenter, au moins, du fait que de nouvelles déformations ne soient pas ajoutées à celles déjà existantes ?
Il n’y a pas, pour l’instant de réponses précises à ces questions, mais il est possible de faire quelques pronostics. En mai 2023, le Président russe a signé un oukase sur le projet pilote de réforme de l’enseignement supérieur. Si l’on s’appuie sur son contenu, aucune véritable contre-réforme n’est à attendre prochainement. Il y est toujours question d’un enseignement supérieur à deux niveaux, qui ressemble désagréablement au baccalauréat et au master ; le doctorat est à nouveau indiqué comme « niveau d’enseignement professionnel » ; et préservant toujours le style du Processus l’importance de l’orientation vers le marché et d’une large implication des employeurs dans le processus d’enseignement est postulée, etc.
Cependant, il y a des raisons d’espérer mieux. À la fin de l’année dernière, certaines modifications ont été introduites dans la loi fédérale sur l’enseignement. En particulier, ont été modifiés les principes fondamentaux de la politique publique et de la réglementation juridique dans le domaine de l’enseignement. Et si avant, la loi était orientée vers « l’intégration » du système russe d’enseignement dans les systèmes d’enseignement des autres États, désormais, il ne s’agit plus que d’une « collaboration » et de « coopération internationale ». L’on ose espérer que cette réorientation ne restera pas uniquement sur le papier.
Recent Comments