Les élections politiques en France et en Russie: de la réglementation à la politique
Le 23 mars 2015 s’est tenu à l’Ecole de droit de l’Université d’Auvergne un colloque co-organisé par le Centre Michel de l’Hospital et l’association Comitas Gentium France-Russie sur la comparaison franco-russe de l’organisation et du déroulement des élections politiques. Cette manifestation scientifique a vu la participation de 11 intervenants : 6 universitaires français (le Professeur Anne Levade de l’Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne, le Professeur Pierre Esplugas de l’Université d’Auvergne, le Professeur Jean Gicquel de l’Université Paris I, Karine Bechet-Goloko, professeur invité à l’Université d’Etat de Moscou en Russie, le Professeur Charles-André Dubreuil de l’Université d’Auvergne et Marie-Elisabeth Baudoin, Maître de Conférences à l’Université d’Auvergne) 4 universitaires russes (le Professeur Valentina Komarova de l’Université juridique d’Etat de Moscou – Koutafine, Svetlana Vassilieva, Maître de Conférences à la Haute Ecole d’Economie de Moscou, le Professeur Souren Avakian de l’Université d’Etat de Moscou et le Professeur Lioudmila Tkhabissimova de l’Université linguistique d’Etat de Piatigorsk) et la directrice-adjointe de la représentation de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie à Moscou (Mme Maria Filatova). L’ensemble des interventions et des échanges a fait l’objet d’une traduction dans les deux langues.
Pourquoi se pencher sur un tel sujet ?
Tout d’abord, parce que les élections constituent dans la vie d’un Etat à la fois un moment politique et un moment juridique. De fait, le bon déroulement des opérations électorales nécessite un cadre juridique et administratif, mais l’encadrement juridique des opérations électorales peut également être utilisé afin de construire un certain « résultat » politique. On le sait bien, le choix du mode de scrutin est déterminant en ce qu’il va permettre de donner plus ou moins facilement une majorité gouvernementale stable.
En outre, s’intéresser aux élections, c’est finalement interroger la démocratie. Les élections – dans chacun de leurs moments (avant, pendant et après l’élection) – donnent un visage à la démocratie. Et si la matière est politique, si le résultat est assurément politique, l’outil juridique joue un rôle capital.
Ensuite, ce thème a également été choisi car s’il est classique, il est loin d’avoir été épuisé. Il n’est que de se tourner vers l’actualité récente en France. En effet, à l’approche des élections départementales dont le premier tour a eu lieu la veille du colloque, le dimanche 22 mars, le député écologiste, François de Rugy, envisageait de déposer une proposition de loi afin d’instaurer le vote obligatoire. Il a ainsi été évoqué une amende de 35 euros en cas de non-participation au vote. Au-delà de la lutte contre l’abstention se pose également en arrière-plan la question des outils qui peuvent être utilisés contre la montée en puissance du Front national, qui lors des dernières élections européennes de mai 2014 est arrivé en tête avec 24,85 % mais dans un contexte où il y avait seulement 42,43 % de participation. En outre, – et les élections départementales du 22 mars 2015 en sont l’illustration avec l’inauguration d’un nouveau mode de scrutin binominal -, se pose également la question de la parité hommes-femmes.
De plus, il s’agit d’une question d’actualité – dans un cadre qui est certes éminemment national mais qui devient également de plus en plus international, notamment avec l’existence d’un cadre européen et du fait du rôle de la Cour Européenne des droits de l’homme dans la protection des droits électoraux. Protection qui peut d’ailleurs être source de tensions et entrer en conflit avec l’approche nationale.
Enfin, parce que la démarche comparative est riche d’enseignements.
En France, le droit électoral s’est construit progressivement, intégrant notamment dans les années 1990-2000 des exigences déontologiques renforcées et de nouvelles règles permettant de mieux encadrer le financement des élections ou encore l’accès aux médias pendant les campagnes électorales. Si la connaissance des règles est simplifiée par l’existence d’un code électoral, des dispositions spécifiques en fonction du type d’élections (présidentielles, législatives ou sénatoriales) sont cependant contenues dans la Constitution. En outre, en France, le champ du droit électoral révèle une certaine complexité, de nombreuses autorités administratives intervenant dans la surveillance du bon déroulement des opérations électorales et le contentieux des élections étant par ailleurs éclaté entre plusieurs ordres de juridiction.
En Russie, le principe du pluralisme politique a, quant à lui, fait l’objet d’une consécration expresse par la Constitution de 1993, alors que les fondements d’un système pluraliste s’étaient progressivement mis en place, débutant avec l’abolition du rôle dirigeant du Parti communiste le 16 juin 1990. Les années Poutine consacrent un début de formalisation et d’institutionnalisation des partis avec l’adoption de la loi sur les partis politiques en juillet 2001. Mais à la suite des manifestations qui ont lieu au lendemain des élections législatives de décembre 2011, la législation sur les partis politiques est de nouveau modifiée en 2012 afin de faciliter l’enregistrement des partis politiques. Sur un plan administratif, la Russie présente quant à elle la particularité de disposer d’une Commission électorale centrale qui supervise l’activité des commissions électorales créées au niveau de chacun des échelons administratifs de la Fédération de Russie et qui sont chargées de la préparation et de l’organisation des élections et des référendums. Ce sont également elles qui enregistrent les candidats, assurent le contrôle de l’égalité des conditions de la campagne, de l’établissement des listes électorales et des bulletins de vote et, de surcroît, contrôlent la régularité des opérations électorales, publient les résultats officiels et sont en charge du contentieux.
Or, en évoquant les mécanismes juridiques d’encadrement et d’organisation des élections en France et en Russie, non seulement cela permet d’identifier les spécificités de chacun des deux systèmes, mais cela permet également d’identifier comment la représentativité peut être assurée et le pluralisme politique garanti dans une société démocratique.
Quels enseignements ont-ils pu être tirés de la comparaison entre la France et la Russie ?
Au-delà des différences de contexte historique et de construction de la démocratie, au-delà des différences dans les termes utilisés (d’où une attention toute particulière à porter à la traduction des termes mobilisés en français et en russe pour bien reproduire les concepts), ce sont finalement des points de rencontre qui ont pu être dégagés entre le système russe et le système français, même si des spécificités existent quant à l’organisation administrative des élections et leur contestation.
1) La place accrue et mouvante du droit dans l’encadrement des partis politiques et de la vie politique
Ainsi, comme l’a souligné le Professeur Anne Levade, la question des statuts des partis politiques en France ne peut être abordée qu’en tenant compte d’un contexte qui est celui des années 1980. Ce sont différents éléments qui, à la fin des années 1980, conduisent à l’adoption d’un cadre juridique. C’est en effet le temps des « affaires » liées aux modalités de financement des partis puis ultérieurement des affaires liées à des comportements individuels, ce qui va engendrer une aspiration à l’exemplarité de la classe politique. Ces « affaires » vont être d’autant plus « visibles » qu’elles s’inscrivent dans un climat d’hyper-médiatisation. Des règles juridiques vont donc être adoptées pour susciter la confiance dans la démocratie. Dès lors, à partir de 1988, la loi française encadre le financement des partis politiques et l’encadrement des campagnes électorales. S’il existe un cadre général libéral, notamment car la Constitution est assez laconique sur les partis politiques, il y a également un encadrement juridique fonctionnel. Or ce droit existant engendre des questions et laisse entrevoir des réformes possibles qui peuvent concerner les statuts des partis politiques et entraîner une transformation de la vie politique française. Il en va ainsi de la question de la mise en place d’instances de contrôle composées de membres extérieurs ou encore de l’organisation de primaires – phénomène nouveau en France qui finalement dépossède les partis politiques avec l’apparition de la Charte de la primaire citoyenne. Un des premiers enseignements qui a pu être tiré est qu’en France, pour reprendre les termes du Professeur Levade, on est plutôt passé de la politique à la réglementation. Et finalement, à vouloir rendre raisonnable la démocratie ou en tout cas à trop l’encadrer, on risque d’observer des effets contraires.
Côté russe, l’encadrement juridique des partis politiques incombe à la loi sur les partis politiques qui a été adoptée en 2001. Selon cette loi, chaque parti doit s’enregistrer auprès du Ministère de la Justice. Et chaque parti politique adopte également un règlement intérieur. Il y a donc bien en Russie « des statuts » des partis politiques au sens du cadre externe c’est-à-dire du cadre juridique étatique dans lequel s’inscrivent les partis politiques (статус) et au sens du cadre interne c’est-à-dire des textes qui constituent les partis politiques (устав). En Russie, les difficultés relatives à la réglementation sur les partis politiques sont surtout liées à leur évolution incessante. C’est ainsi qu’en 2001, il fallait pour pouvoir constituer un parti politique compter au moins 10.000 membres, en 2004, ce chiffre a été augmenté de 10.000 à 50.000 membres, ce qui a conduit à réduire le nombre de partis enregistrés à 7 dont seuls 4 ont pu être représentés à la Douma d’Etat. Le législateur a donc décidé d’assouplir la législation en abaissant le nombre à 45.000 puis à 40.000 membres. Les manifestations de l’opposition au lendemain des élections législatives de 2011 l’ont ensuite conduit à abaisser ce chiffre à 500 membres. Et la Russie se retrouve confrontée à de nouveaux paradoxes, comme l’a souligné le Professeur Avakian, puisqu’aujourd’hui près de 80 partis politiques sont enregistrés, sans que le paysage politique soit beaucoup plus clair pour les électeurs.
2) L’évolution des règles juridiques et leur adaptation face à de nouveaux enjeux
L’encadrement juridique des élections en France comme en Russie se trouve confronté aux défis liés à l’usage des nouvelles technologies de communication. Ainsi, tout ce qui touche à la communication politique autour de l’élection ou à la propagande électorale sur Internet est aujourd’hui seulement partiellement réglementé par le droit. Cela soulève donc des interrogations et des défis à relever, ainsi que l’a relevé le Professeur Komarova.
Une autre question qui est actuellement au cœur des débats en France et en Russie est celle de l’accès à l’élection des partis dits « extrémistes ». La première difficulté tient tout d’abord à la définition – peu claire – de ce qu’est un parti extrémiste. Le Professeur Pierre Espuglas a pu montrer qu’en France l’accès aux élections politiques des partis que l’on considèrerait comme extrémistes peut être régulé par différents moyens : 1) un premier moyen – compliqué à mettre en œuvre : l’interdiction qui pourrait être faite sur le fondement de la loi du 10 janvier 1936 qui interdit les associations au motif de leur dangerosité ; 2) un second moyen : le recours à la loi électorale, en jouant sur les modes de scrutin et les seuils pour se présenter au second tour ; 3) une régulation par l’accès aux médias audiovisuels, via le contrôle du Conseil supérieur de l’audiovisuel ; et enfin 4) une régulation par le contentieux et par le recours au juge de l’élection. Svetlana Vassilieva a, quant à elle, montré qu’en Russie deux lois peuvent servir de support à une régulation des partis extrémistes : la loi fédérale sur la lutte contre le terrorisme de 2006 (dans sa rédaction de 2014) et la loi fédérale sur la lutte contre l’extrémisme de 2002 (dans sa rédaction de 2014). Si terrorisme et extrémisme ne peuvent être confondus, la loi sur les organisations sociales permet la suppression, l’interdiction et la suspension des organisations qui poursuivent des buts à caractère extrémiste et la loi sur les partis politiques n’autorise pas la création et l’activité des partis poursuivant des buts à caractère extrémiste. C’est ainsi que plusieurs partis politiques ont pu être interdits en Russie sur le fondement de décisions de justice (comme par exemple le parti national-bolchévique) ou sur décision du Ministère de la justice (comme par exemple le Front uni du travail de Russie). Dans les deux pays, un équilibre est à trouver entre d’un côté le maintien de l’ordre public et de la sécurité et de l’autre, les limitations acceptables aux droits et libertés fondamentales des individus.
Enfin, une autre question a été abordée qui se trouve déterminante dans la configuration des systèmes démocratiques : le choix des modes de scrutin. Le Professeur Jean Gicquel a rappelé l’importance de ce choix, l’élection s’analysant comme « le procédé de légitimation du pouvoir dans une société pluraliste ». Ainsi, le cas français fait apparaître un choix fluctuant du mode de scrutin sous la République parlementaire, alors que la République présidentielle se caractérise, depuis 1958, par une adhésion constante au scrutin majoritaire, gage de sa stabilité et de sa longévité. Le Professeur Souren Avakian a, de son côté, montré le va-et-vient de la législation électorale depuis 1993 en Russie. En 1993 fut choisi un mode de scrutin mixte, 225 députés étant élus au scrutin majoritaire et 225 à la représentation proportionnelle. Plusieurs tentatives furent faites par Boris Eltsine pour évoluer vers un scrutin exclusivement majoritaire, mais en vain. En 2005, il fut décidé que les élections ne se feraient que sur la base de listes de partis. Puis de nouveau, en 2014, la loi électorale fut modifiée pour rétablir un scrutin mixte.
3) Les différences dans l’organisation administrative et la contestation de l’élection
Le colloque a également permis d’échanger sur les différences existantes quant à l’organisation administrative et aux instances de contrôle des opérations électorales. Alors qu’en France, les élections sont organisées sous l’égide du Ministère de l’Intérieur, quatre autorités administratives indépendantes interviennent également à différents stades : la Commission des sondages, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques et enfin, la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale. Le contentieux électoral est, en outre, distribué entre plusieurs juges : les tribunaux administratifs sont chargés du contentieux des élections municipales, le Conseil d’Etat étant chargé du contentieux des élections européennes, des élections régionales et des élections des assemblées de certains territoires à statut particulier (Corse, Polynésie française…) ; le Conseil constitutionnel veille, quant à lui, à la régularité de l’élection présidentielle, des élections parlementaires et des consultations référendaires.
La Russie présente, pour sa part, une spécificité puisqu’elle dispose d’une Commission électorale centrale, composée de 15 membres dotés d’un mandat de 4 ans, qui est chargée de l’organisation et de la préparation des opérations électorales et du contrôle du respect des droits électoraux. Elle est également chargée de coordonner l’activité des commissions électorales existant au niveau des entités fédérées. Autre particularité – soulignée par Karine Bechet-Golovko, les élections en Russie se font encore aujourd’hui sous supervision des observateurs internationaux, ce qui soulève la question de la légitimité d’une telle « supervision » qui s’apparente parfois à une « ingérence consentie au nom de la démocratie ». Enfin, une autre question qui se pose de manière particulièrement accrue en Russie – même si ce n’est pas le seul pays concerné[1] – est celle du contrôle opéré par la Cour Européenne des droits de l’homme sur les restrictions aux droits électoraux des citoyens. Ainsi que l’a souligné Maria Filatova, la question du droit de vote des détenus est devenue une pierre d’achoppement dans les relations entre les ordres juridiques nationaux et supranational. Interprété de manière très large par Strasbourg, le droit de vote des détenus conduit à soulever la question complexe des rapports entre Constitution et traité international, lorsque précisément est en jeu le respect de la Constitution nationale.
Au-delà des spécificités françaises ou russes, cette rencontre scientifique a montré que les règles juridiques en matière électorale sont aussi le fruit d’une histoire nationale – souvent complexe. Les règles électorales jouent un rôle éminemment politique – que l’Etat soit une « démocratie ancienne » ou une démocratie en construction. Et il revient aux seules autorités nationales de faire évoluer leurs règles afin de protéger les droits électoraux des citoyens, mais cela ne peut se faire que progressivement, la démocratie ne se construisant pas en quelques années. Et ceci, d’autant plus que, comme l’a bien montré le colloque, trop de droit et trop de règles peuvent aussi étouffer la démocratie.
La qualité et la grande richesse des interventions ne nous permettent pas d’en retracer tous les aspects ici. Mais elles seront publiées en France et en Russie, et en attendant nous mettrons en ligne, sur le site du Centre Michel de l’Hospital et sur le site de l’association Comitas Gentium France-Russie certaines des interventions filmées.
[1] Cf la tension entre la Cour de Strasbourg et le Royaume-Uni à propos du droit de vote des détenus, depuis l’arrêt Hirst c. Royaume-Uni (n°2) du 6 octobre 2005.
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