« Les dérives de la culture dans le monde actuel »
Le 8 décembre 2023 une nouvelle réunion du Club français de Moscou s’est tenue à la bibliothèque Tourgueniev sur le thème des dérives de la culture dans le monde actuel. Cette question prend toute son ampleur sur fond de conflit civilisationnel. D’un côté, nous avons le Président français, Emmanuel Macron qui déclarait, il n’y a pas si longtemps de cela : « Il n’y a pas de culture française. Il y a une culture en France. ». D’un autre côté, nous voyons se développer le concept de Monde russe, comme ciment entre personnes partageant une même culture. En effet, la culture peut être aussi bien un élément permettant de relier les hommes entre eux, au sein d’une même société et entre les générations, qu’un moyen de fragiliser les hommes et les sociétés en leur faisant perdre leurs racines, en les rendant plus primitifs. Afin de mettre en lumière toute la complexité de ce thème, la discussion s’est articulée autour de deux axes : culture et société d’une part, culture et politique d’autre part.
Les sociétés contemporaines ont vu se développer plusieurs phénomènes culturels, d’une ampleur globale, qui repoussent en arrière les cultures classiques, pour mettre en avant certains éléments déstructurant. L’on peut, par exemple, souligner l’art dit contemporain, qui au-delà de quelques œuvres d’art produit surtout un monceau d’objets à visée commerciale, sans lien réel avec la création artistique. Sous l’effet du conflit actuel, l’on a aperçu une tentative de rejet par les élites politiques occidentales de ce qui touche à la culture russe classique, sans grand résultat toutefois, puisque la culture russe est une partie intégrante de la culture européenne.
En Russie en particulier, il est difficile de ne pas souligner certaines tendances, qui perdurent aujourd’hui encore, s’intégrant fonctionnellement dans la ligne globaliste d’affaiblissement des hommes et des sociétés nationales. Il s’agit surtout de la normalisation de la vulgarité dans le langage, appelé le « mat », code linguistique venu initialement des milieux carcéraux, que l’on retrouve désormais non seulement dans le langage courant, mais aussi dans les films, livres, etc. S’il est interdit à la télévision, certains se battent pour sa reconnaissance. Ce mouvement de dégradation de la société s’accompagne d’un renversement des valeurs, avec une présentation négative des héros positifs et une présentation positive des héros négatifs dans de nombreuses œuvres cinématographiques ou littéraires contemporaines.
Cette forme de « terrorisme ordinaire », qui va au-delà du concept de terrorisme dans le sens strictement juridique pour renvoyer aux mécanismes de destruction volontaire des sociétés dans un but politique, à savoir celui de l’affaiblissement des États dans le cadre de la globalisation, est un vecteur, qui fait le lien entre culture et politique.
La culture, tout comme la politique, est un langage qui va produire un certain discours, discours qui lui-même va influencer la manière dont les gens vont percevoir et comprendre le monde dans lequel ils vivent. Or, les écoles de journalisme en France formatent une caste professionnelle, qui dès le départ est conçue pour perpétrer un discours précis et rejeter, voire combattre, tout ce qui n’y entre pas. La plus grande partie des journalistes n’exercent qu’un travail technique de reprise et mise en forme des nouvelles, pour eux préparées, quand une minorité d’éditorialistes pose les frontières idéologiques du traitement de l’information.
Ce processus d’acculturation est une des facettes du mouvement woke, qui avait trouvé ses origines en France, avant de prendre son envol aux États-Unis, pour ensuite revenir sur le continent européen. Ce phénomène d’acculturation fondé sur l’exacerbation des identités minoritaires, donc de ce qui distingue et non de ce qui rassemble, conduit à tous les excès que nous connaissons aujourd’hui, dans tous les domaines, notamment dans celui de la politique, où les politiciens sont remplacés par des manageurs souvent appelés « leader », justement dénués de culture politique.
In fine c’est la question de la légitimité de l’État comme institution qui se voit remise en cause. Nous avions vu cela avec le Siècle de Lumières, qui ayant lancé la déligitimation du pouvoir royale, a permis de penser la Révolution et de la légitimer. Nous l’avons vu avec les penseurs nihilistes en Russie, qui ont permis d’intellectuellement légitimer l’arrivée des premiers révolutionnaires bolcheviques. À chaque fois, le processus de délégitimation d’une forme de pouvoir a permis de légitimer le transfert de ce pouvoir en dehors des mécanismes institutionnels. Actuellement, c’est l’État comme lieu de pouvoir, qui se retrouve ainsi délégitimé grâce à la production d’une classe apolitique managériale incompétente, autant que d’une « élite » culturelle commerciale. Et ce processus est réalisé, lui aussi, dans le but d’un transfert du pouvoir – vers les organes de gouvernance de la globalisation. Ce phénomène est appuyé par un langage et donc un code culturel, avec notamment les expressions d’IA ou de « Sud global ». Mais aussi avec certains piliers, qui sont entrés en tout ou en partie dans nos sociétés contemporaines, y compris la Russie, à travers le culte numérique, le culte du climat, le culte des migrants. Le conflit qui se déroule aujourd’hui est justement l’occasion de penser le monde en dehors des dogmes globalistes et comme nous le voyons, la déglobalisation doit passer par un front culturel et par la déglobalisation des esprits.
La discussion a été modérée par Prokopenko Igor Stanislavovitch, documentaliste, producteur, vice-directeur général du Département des documentaires de la chaîne « Ren TV ».
Ont pris part :
- Béchet-Golovko Karine, présidente de l’association CGFR, docteur en droit public, professeur invitée à l’Université d’État de Moscou (Lomonossov), membre du Bureau de l’association Dialogue franco-russe ;
- Betton Jean-Stéphane, professeur d’histoire, Lycée français de Moscou ;
- Bout Viktor Anatolievitch, député de l’Assemblée représentative de la région d’Oulianovsk, membre de l’Union des artistes de Russie ;
- Branson Elena, présidente du Conseil de coordination des organisations des Russes de l’étranger, fondatrice de l’ONG « Russian Center New York » ;
- Chaugny Bertrand, CEO, Actium Risk Consulting SAS ;
- Chaugny Sabine, cadre de direction, compagnie d’assurance Head of Claims ;
- Chakhov Mikhail Olegovitch, docteur es sciences philosophiques, professeur, Centre des rapports entre l’État et les religions, RANEPA, membre de la Société de Législation comparée ;
- Dauphiné Philippe, EMLyon, chef d’entreprise ;
- Dolo Nicolas, Paris XI Sceaux, ISG Paris, MBA Pace University, AMDP Harvard University, MRSIC École de Guerre Économique, président du Svarog Group à Moscou ;
- Golovko Léonid Vitalievitch, docteur es sciences juridiques, professeur, directeur du Centre de procédure pénale et de justice, Faculté de droit, Université d’État de Moscou (Lomonossov) ;
- Kojokine Evgueny Mikhailovitch, docteur en histoire, professeur, doyen de la Faculté des relations internationales et de politologie, RGGU ;
- de Lattre Cyrille, directeur “Uaild gis aviation”, commandant de bord (à la retraite) ;
- Panteleev Sergueï Iurevitch, historien, politologue, directeur de l’Institut des Russes de l’étranger, rédacteur en chef du portail analytique d’information « La Russie et ses compatriotes » ;
- Rémy Gilles, PDG CIFAL International Services, conseiller du Commerce extérieur de la France (1994-2023), membre du Bureau de l’association Dialogue franco-russe ;
- Rouzine Valery Davydovitch, président de l’Académie eurasienne de télévision et de radio ;
- Saint-Germes Thierry, fonction publique internationale ;
- Shpynov Igor Alexandrovitch, conseiller de premier rang, directeur de la représentation de l’Agence de coopération en France – directeur de la Maison russe des sciences et de la culture à Paris (2005-2017), membre d’honneur de l’Académie russe des arts ;
- Tanchina Natalia Petrovna, docteur es sciences historiques, professeur, Centre d’histoire générale, RANEPA ;
- Vassilev Oleg Léonidovitch, docteur es sciences juridiques, professeur, Centre de procédure pénale et de justice, Faculté de droit, Université d’État de Moscou (Lomonossov) ;
- Yunak Viktor Vassilievitch, docteur en philologie, membre de l’Union des écrivains de Russie.
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