Processus de Bologne : 25 années de déconstruction de l’enseignement classique
Le 22 septembre 2023, s’est tenue à la Bibliothèque Tourgueniev la réunion du Club français de Moscou sur le thème suivant : « Processus de Bologne : 25 années de déconstruction de l’enseignement classique ». L’enseignement étant un système complet, allant de la maternelle à l’enseignement supérieur et à la recherche en passant par l’enseignement technique, professionnel, etc., nous avons décidé de développer la discussion sur l’ensemble du processus éducatif, même si le processus de Bologne, en tant que tel, est particulièrement orienté vers le supérieur. Les échanges se sont articulés autour de deux axes : tout d’abord, il s’est agi d’analyser des enjeux du Processus de Bologne, pour ensuite se pencher sur l’exigence d’une reconstruction de l’enseignement national classique.
Ce « Processus de Bologne », comme le terme l’indique, semble à première vue ressortir du droit mou, être une sorte de feuille de route insaisissable, qui a pénétré tout l’espace éducatif européen et dont, pourtant, il ne serait pas possible de sortir. Et tel est d’ailleurs sont but : être total, être insaisissable. Pourtant, juridiquement, cette Déclaration de Bologne de 1999, signée alors par 29 pays (puis par 49) s’appuie sur des actes juridiques internationaux bien palpables. Elle n’est en fait que l’extension de plusieurs conventions existantes principalement dans le cadre du Conseil de l’Europe, comme la Convention de Lisbonne de 1997 sur la reconnaissance des qualifications relatives à l’enseignement supérieur dans l’espace européen.
Le processus de Bologne a pour buts principaux, l’harmonisation de l’enseignement dans l’espace européen et sa spécialisation. L’harmonisation est une manière délicate de ne pas nommer l’anti-étatisme et la spécialisation évite de parler de « défondamentalisation ». Pour cela, les systèmes nationaux sont remodelés de deux manières : dans la forme et dans le fond, les deux étant liés. Ainsi, par exemple, des crédits d’enseignements sont introduits, permettant la dénationalisation par la mobilité des étudiants, ce qui impacte également le contenu de l’enseignement. Que faire d’un juriste, futur magistrat, qui aurait étudié le droit pénal en Grande-Bretagne et se prépare à exercer en Italie ? Au-delà de l’orientation anti-nationale, la dimension idéologique est également présente sous différentes formes. L’on observe parallèlement à une sur-spécialisation des écoliers, une incitation des jeunes étudiants « à jouer au scientifique » et à moduler leurs cours en fonction de leurs envies, alors que le doctorant est sommé de reprendre des cours, quand sa formation est censée être terminée, ce qui lui fait perdre du temps pour son activité de recherche et d’enseignement. Ce processus conduit à la « création » d’un nouvel homme adapté à cette société globalisée, à savoir un adulte intellectuellement peu développé, culturellement restreint, un « spécialiste » sectoriel ayant une vision du monde à court terme encadrée par un ensemble de slogans imposés au cours des années d’enseignement, ayant remplacés les connaissances. Nous sommes bien loin, et d’une formation systémique d’une personne devant se construire comme un être complexe, et de l’universalisme du 19e siècle, quand les penseurs circulaient dans les pays et les universités, pour en retirer la culture nationale. Si l’on ajoute à cela l’imposition de matières à contenu « européen », ce Processus de Bologne ressemble à s’y méprendre à un processus de diffusion d’une idéologie globaliste, remplaçant les cultures nationales.
Et la France et la Russie sont, à différents degrés, confrontées à ce problème. L’enseignement en France est totalement discrédité, le niveau des élèves ne cesse de baisser, qu’il s’agisse des mathématiques, du français ou de l’histoire. Et cela vient autant des déformations du système d’éducation, volontairement idéologisé depuis la petite école par les élites dirigeantes, que de l’impact d’une immigration de masse non-européenne, objectivement impossible à assimiler. Ce système n’est plus qui n’est plus orienté vers l’élève et la transmission de la connaissance. De son côté, la Russie, après 30 ans de réformes néolibérales, se trouve de plein-pied dans le Processus de Bologne et ne semble pas encore prête à en sortir réellement.
Pour sortir de cet engrenage, une volonté politique forte est indispensable. Deux axes de réflexion peuvent être avancés.
Premièrement, il est indispensable de replacer l’Homme au cœur du processus d’enseignement, qu’il s’agisse du corps enseignant, autant que des élèves et des étudiants. Cela est impossible sans la remise en cause du culte du numérique, qui dévore nos sociétés : l’enseignement est un rapport entre êtres humains, entre un Maître et des élèves. Il faut permettre aux enseignants d’être des Maîtres pour que les élèves puissent devenir des Hommes. Rappelons également que l’apprentissage n’est pas un processus ludique, facile. La culture de l’effort, du travail est la seule qui permette à l’homme de se construire, de devenir adulte, puis de construire sa société.
Ce qui nous amène au second axe de réflexion : quel citoyen voulons-nous pour quelle société ? L’école forme le citoyen, l’université forme l’élite. Un État souverain ne peut faire l’impasse sur la constitution de sa société et de ses élites. Techniquement, la renationalisation du corps enseignant est ici incontournable, qu’il s’agisse de leur formation et de leur financement, ou de la détermination des matières et de leur contenu. Sans cela, il ne peut y avoir, ni d’élites nationales, ni de citoyens, ce qui non seulement souligne l’incompatibilité du Processus de Bologne avec cela, mais en fait leur différence radicale d’orientation.
La discussion a été modérée par Léonid Vitalievitch Golovko, docteur es sciences juridiques, professeur, directeur du Centre de procédure pénale et de justice à la Faculté de droit de l’Université d’État de Moscou (Lomonossov).
Ont pris part à la discussion :
- Béchet-Golovko Karine, présidente de l’association CGFR, docteur en droit public, professeur invitée à l’Université d’État de Moscou (Lomonossov) ;
- Betton Jean-Stéphane, professeur d’histoire, Lycée français de Moscou ;
- Branson Elena, présidente du Conseil de coordination des organisations des Russes de l’étranger, fondatrice de l’ONG « Russian Center New York » ;
- Chaugny Bertrand, CEO, Actium Risk Consulting SAS ;
- Chakhov Mikhail Olegovitch, docteur es sciences philosophiques, professeur, Centre des rapports entre l’État et les religions, RANEPA, membre de la Société de Législation comparée ;
- Cheliapina Alla Anatolievna, publiciste, animatrice de programmes à la radio « Monde russe » (Russky mir), rédacteur en chef du site “Partout les nôtres” ;
- Develay Arnaud, juriste spécialisé en droit international ;
- Evseyev Alexandre Petrovitch, docteur en droit, maître de conférences, Centre de droit pénal, de procédure pénale et de criminalistique, Faculté de droit, Haute école d’économie ;
- Karpenko Konstantin Victorovitch, docteur en droit, maître de conférences, Centre de droit constitutionnel, MGIMO auprès du ministère des Affaires étrangères de Russie ;
- Koltachov Vassily Gueorguevitch, économiste, directeur de l’Institut de la nouvelle société, enseignant à l’Université russe d’économie Plekhanov ;
- Konovalov Sergueï Guennadievitch, docteur en droit, maître de conférences, Centre de procédure pénale et de justice, Faculté de droit, Université d’État de Moscou (Lomonossov) ;
- de Lattre Cyrille, directeur “Uaild gis aviation”, commandant de bord (à la retraite) ;
- Louadj Kamal, journaliste correspondant à Sputnik Afrique, département de la diffusion extérieure, groupe de presse « Rossia Segodnia » ;
- Loukianov Evgueny Petrovitch, journaliste ;
- Saint-Germes Thierry, fonction publique internationale ;
- Vassilev Oleg Léonidovitch, docteur es sciences juridiques, professeur, Centre de procédure pénale et de justice, Faculté de droit, Université d’État de Moscou (Lomonossov).
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