La constitutionnalisation de l’amour universel. Sur la fraternité comme nouveau principe à valeur constitutionnelle
Le 6 juillet 2018, saisi dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par deux arrêts de renvoi de la Cour de cassation[1], le Conseil constitutionnel a érigé la fraternité, troisième composante de la devise républicaine française, en principe à valeur constitutionnelle[2]. Au nom de la fraternité, la répression de l’aide à la circulation irrégulière des étrangers dans un but humanitaire a été déclarée inconstitutionnelle. La fraternité ne doit alors pas être entendue comme le lien unissant les membres d’une même « famille » – les citoyens, enfants de la mère patrie – mais comme celui unissant tous les êtres humains. Conception théologique, s’il en est[3], à l’heure pourtant où la laïcité occupe une place prépondérante dans les discours politique et juridique. Exhumant la doctrine chrétienne de l’amour universel, la consécration de la dimension collective de la fraternité peut également étonner au regard du mouvement de subjectivisation du droit qui repose sur le primat de l’individu. Résonnent alors les paroles du starets Zossima, à qui Dostoïevski faisait dire que la fraternité dans un « monde qui se hausse au-dessus du peuple de Dieu » n’existe pas, puisqu’elle conduit inéluctablement, par la multiplication des besoins et désirs, à tomber « dans l’isolement et dans la solitude »[4].
Outre le contenu de la décision, qui occupera l’essentiel de ces lignes, son contexte n’est pas sans expliquer le retentissement juridique et médiatique dont elle a fait l’objet. En 2017, deux militants pour l’aide aux étrangers en situation irrégulière ont été condamnés par la cour d’appel d’Aix-en-Provence sur le fondement de l’article L. 622-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, qui réprime pénalement l’aide à l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en France[5]. Le premier, M. Cédric. H., a notamment aidé à l’entrée de nombreux étrangers à la frontière et occupé un bâtiment inexploité de la SNCF pour y installer « un lieu d’accueil humanitaire destiné aux migrants ». Certes, l’article L. 622-4 de ce même code prévoyait un certain nombre d’exemptions pénales, parmi lesquelles figurait l’aide apportée par la famille ou le conjoint de l’étranger, ainsi que l’aide désintéressée destinée, notamment, à lui fournir un conseil juridique ou à subvenir à ses besoins vitaux tels que la délivrance de nourriture ou de soins, ou encore l’hébergement. Ces immunités portaient ainsi sur un certain type d’aide au séjour irrégulier, mais excluaient l’aide à l’entrée et à la circulation irrégulières. Toutefois, la Cour a considéré que ces exemptions ne s’appliquaient pas en l’espèce, dans la mesure notamment où les différentes aides apportées relevaient d’une « démarche militante en vue de soustraire des étrangers aux contrôles mis en œuvre par les autorités pour appliquer les dispositions légales relatives à l’immigration ».
Dans le cadre de leur pourvoi en cassation contre ces arrêts, les requérants condamnés en appel ont soulevé une question prioritaire de constitutionnalité afin de contester la conformité à la Constitution des articles L. 622-1 et L. 622-4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), – autrement dit de ce que certains appellent le « délit de solidarité »[6] – en ce qu’il porterait notamment atteinte « au principe constitutionnel de fraternité ». Contestant le fait que les exemptions énumérées à l’article L. 622-4 3° du CESEDA pour l’aide au séjour irrégulier d’un étranger ne soient pas étendues à une « aide à l’entrée et à la circulation d’un étranger en situation irrégulière sur le territoire français », les requérants invoquaient la méconnaissance de plusieurs principes constitutionnels. Se prononçant sur les principes de légalité des délits et des peines, ainsi que de nécessité et de proportionnalité de ces dernières, le Conseil constitutionnel, combinant les deux décisions QPC en une seule, n’a constaté aucune inconstitutionnalité[7]. S’agissant en revanche du motif tiré de la méconnaissance du principe de fraternité, le juge constitutionnel, qui ne s’était alors jamais prononcé sur cette question, a accepté de l’ériger en principe à valeur constitutionnelle, duquel découle « la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national ». Tout en reconnaissant toutefois que la Constitution ne confère pas aux étrangers « des droits de caractère général et absolu d’accès et de séjour sur le territoire national », il considère que la fraternité doit être conciliée avec l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public. Il en déduit alors que les termes « au séjour irrégulier » de l’alinéa 1 de l’article L. 622-4 du CESEDA sont contraires à la Constitution, dans la mesure où la répression de l’aide apportée à la circulation de l’étranger en situation irrégulière, motivée dans un but humanitaire, n’assure pas une juste conciliation du principe de fraternité et de l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public. L’alinéa 1 de l’article L. 622-1 et l’alinéa 1 de l’article L. 622-4 du CESEDA répriment en effet toute aide apportée à un étranger afin de faciliter son entrée ou sa circulation sur le territoire « quelles que soient la nature de cette aide et la finalité poursuivie ». Or, le Conseil distingue la circulation et l’entrée, la première n’entraînant pas – selon son appréciation – nécessairement « une situation illicite ». Il formule également une réserve d’interprétation dite « constructive » à propos du 3° de l’article L. 622-4 du CESEDA, en prescrivant que les types d’aides y figurant doivent être interprétés « comme s’appliquant » aussi « à tout autre acte d’aide apportée dans un but humanitaire ». Ici, le juge constitutionnel « guide » le législateur en lui indiquant que pour n’être plus inconstitutionnelle, l’aide doit s’étendre aussi aux actes qui facilitent la circulation (et non l’entrée) « lorsque ces actes sont réalisés dans un but humanitaire ». Le Conseil constitutionnel a par ailleurs différé dans le temps les effets de sa décision afin d’éviter une éventuelle extension de l’immunité à l’aide à l’entrée irrégulière sur le territoire[8].
Alors que l’ensemble de la doctrine française, à de notables mais fort rares exceptions[9], a loué cette décision[10] – relevant tout au plus au titre de ses limites une trop grande circonspection du Conseil constitutionnel, qui n’a pas souhaité étendre l’immunité pénale à l’aide à l’entrée des personnes en situation irrégulière[11] –, elle nous paraît contestable à plusieurs égards. Les fondements constitutionnels sur lesquels repose la consécration de la fraternité comme principe à valeur constitutionnelle – consécration qui ne va pas de soi – et la motivation pour le moins lacunaire du juge conduisent en effet à la perplexité. Une telle solution confirme la marche inéluctable du constitutionnalisme, d’affirmation positiviste, vers une promotion des valeurs. Or, une telle promotion s’avère problématique, dans la mesure où elle est masquée derrière une prétention à la neutralité axiologique, c’est-à-dire en l’occurrence à l’affirmation selon laquelle les droits fondamentaux doivent être protégés, non parce qu’ils sont porteurs de certaines valeurs fondamentales situées au fondement de l’ordre juridique, mais parce qu’ils sont consacrés par la Constitution.
I. La consécration contestable de la fraternité comme principe à valeur constitutionnelle
A. Les fondements constitutionnels discutables du principe de fraternité
Pour reconnaître une valeur constitutionnelle au principe de fraternité, le Conseil constitutionnel s’est fondé sur le quatrième alinéa de l’article 2 de la Constitution, aux termes duquel « la devise de la République est “Liberté, Égalité, Fraternité” », ainsi que sur le Préambule de la Constitution[12] et l’article 72-3 de la Constitution[13] qui se réfèrent, dans le cadre des relations entre la France et ses territoires d’outre-mer, à « l’idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ». S’agissant de ce second fondement, la référence figurant au préambule permettait en 1958 d’ouvrir la possibilité aux territoires d’outre-mer de choisir l’indépendance et l’article 72-3 de la Constitution, issu de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, tend à la reconnaissance de « populations d’outre-mer » au sein du peuple français. Le rattachement du principe de fraternité à ces dispositions, relatives au rapport de la France à ses territoires ultramarins, apparaît alors particulièrement inadéquat[14]. S’agissant ensuite de la référence à l’article 2 alinéa 4 de la Constitution, son invocation n’est pas sans poser un certain nombre de difficultés. Certes, la valeur normative de l’article 2 ne peut être remise en cause. L’alinéa 1 relatif à la langue française et les alinéas 2 et 3 relatifs aux symboles que constituent le drapeau et l’hymne national, ont en effet pu fonder un certain nombre de décisions constitutionnelles[15]. Toutefois, l’alinéa 4 relatif à la devise de la République française et l’alinéa 5 qui pose la démocratie comme principe de la république – le « gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple » – n’avaient encore jamais servis de normes de référence au juge constitutionnel. Or la devise de la République, et singulièrement la fraternité – isolée face à une liberté et une égalité qui imprègnent la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et le Préambule de la Constitution de 1946 – exprime un triptyque de valeurs. Si l’axiologie constitutionnelle transparaît ici de la décision du Conseil, on peut s’étonner de voir promue la valeur fraternité qui, non contente d’être indéterminée, repose sur des présupposés moraux, voire religieux – la charité chrétienne, l’amour du prochain et la prétention à l’universalité – qui peuvent sembler incompatibles avec les « valeurs de la République » parmi lesquelles la laïcité figure de nos jours au premier plan. Certes, la fraternité a été consacrée en droit positif – sous la Révolution française – dans un contexte sécularisé. Mais il serait difficile de nier que, pour formuler leurs propres idéaux, les révolutionnaires se sont naturellement inspirés des valeurs dont la société fut alors imprégnée – et notamment les valeurs chrétiennes. Au surplus, s’il est également possible de retenir une conception laïcisée de ce principe, ce n’est toutefois pas celle qui a été retenue par le juge dans cette décision. La fraternité exalte en effet précisément ici la charité et l’amour du prochain – « la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire » – si bien qu’il existe un hiatus entre la conception que retient le Conseil et d’autres conceptions philosophiques de la fraternité. Cette dimension axiologique du principe s’identifie d’ailleurs aussi bien dans le discours du juge que dans celui de la doctrine. En ce sens, le Conseil constitutionnel a pu affirmer, lors d’un Congrès consacré à la Fraternité en 2003, que « le défi principal à relever est celui du refus d’une société fondée sur le repli sur soi, le développement de valeurs individualistes tournées autour de l’argent et la consommation. Au plan international, il s’agit de construire, ou de reconstruire, une communauté fondée sur des valeurs universelles et auxquelles les États, sans renoncer à leur souveraineté, acceptent de se soumettre »[16]. De même, Michel Borgetto considère que, dans cette décision du 6 juillet 2018, la fraternité doit être entendu au sens politique, c’est-à-dire comme se rattachant « au “vivre ensemble” : volet comportant un certain nombre de déclinaisons (tolérance, bienveillance pour autrui, rejet du racisme, de l’hétérophobie…) »[17]. À vocation universelle, les valeurs au fondement de principes ainsi constitutionnalisés n’en sont pas moins conciliées par le juge à d’autres principes constitutionnels.
B. La conciliation problématique de principes constitutionnels à vocation universelle
Selon un présupposé positiviste auquel adhère le Conseil constitutionnel, les différentes normes constitutionnelles ne sont pas hiérarchisables. La fraternité ainsi constitutionnalisée devient dès lors un principe équivalent à tous les autres principes constitutionnels, dans la mesure où il n’existe pas de fondamentalité en soi, encore moins de supraconstitutionnalité. Dans cette décision, le Conseil constitutionnel va ainsi considérer qu’il ne découle pas de la fraternité un principe constitutionnel qui « assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d’accès et de séjour sur le territoire national ». Le juge va alors concilier le principe de fraternité et la sauvegarde de l’ordre public dont participe la « lutte contre l’immigration irrégulière ». Cette démarche sera réaffirmée par la décision du 6 septembre 2018 à l’occasion du contrôle de la nouvelle disposition modifiée de l’article L. 622-4 du CESEDA, qui prévoit désormais des exemptions à l’aide au séjour et à la circulation d’un étranger en situation irrégulière. Les sénateurs auteurs de la saisine soulevaient que l’exclusion de l’aide à l’entrée irrégulière d’étrangers en France, lorsqu’elle est apportée dans un but humanitaire, porte atteinte au principe de fraternité. Rappelant à l’identique les motifs de la décision du 6 juillet 2018 sur le principe de fraternité, le Conseil constitutionnel considère qu’une telle aide « a nécessairement pour conséquence, à la différence de celle apportée pour sa circulation ou son séjour, de faire naître une situation illicite », si bien que la conciliation entre le principe de fraternité et l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public lui paraît proportionnée[18]. D’une charge émotionnelle équivalente, la sauvegarde de la dignité humaine a également pu se voir conciliée par le juge. Ainsi en matière d’avortement, le juge a opéré une conciliation entre le principe de « sauvegarde de la dignité humaine contre toute forme de dégradation » et « la liberté de la femme » découlant de l’article 2 de la Déclaration de 1789[19]. De plus, dans sa récente décision relative à la pénalisation de clients de personnes se livrant à la prostitution, le Conseil constitutionnel a ainsi opéré une conciliation entre la liberté personnelle d’un côté, et l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de prévention des infractions et la sauvegarde de la dignité de la personne humaine de l’autre[20]. Si, en l’espèce, le juge a pu considérer que l’incrimination des clients de personnes prostituées ne portait pas une atteinte disproportionnée à la liberté individuelle, il n’en demeure pas moins que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine, que heurte la prostitution, se voit conciliée avec le principe de liberté individuelle. Difficile de ne pas voir à cet égard ce qu’il peut y avoir de problématique à concilier des valeurs universelles comme l’amour et l’entraide entre les hommes ou la protection de la personne humaine[21], ceci d’autant plus qu’il appartient au juge, non seulement de déterminer les normes à concilier, mais surtout de décider de la proportionnalité de la mesure adoptée par le législateur. À cet égard, le juge aurait pu être amené à rendre une décision plus libérale en considérant, à l’instar des requérants, que la prostitution était accomplie « librement entre adultes consentants dans un espace privé » et qu’ainsi la répression des clients de personnes prostituées portait une atteinte disproportionnée au « droit au respect de la vie privée », au « droit à l’autonomie personnelle et à la liberté sexuelle ». La fraternité et la dignité humaine sont des valeurs universelles que le juge constitutionnalise. Parce qu’elles sont universelles, elles disposent d’une potentialité d’extension d’une importance considérable. Parce qu’elles sont constitutionnalisées, le juge est maître dans la détermination de leur portée si bien que, en définitive, par le procédé de la conciliation, ces valeurs ne seront universelles que lorsque le Conseil constitutionnel en décidera ainsi. Il en résulte que ce dernier dispose d’une grande liberté d’appréciation, ce qui rend ténu le lien entre jugement en droit et jugement en opportunité.
II. La constitutionnalisation de la fraternité, nouvelle illustration du pouvoir discrétionnaire du juge constitutionnel
A. L’absence de motivation de la décision
La consécration du principe de fraternité, comme auparavant celui de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, exerce une fonction évidente de légitimation[22]. Il n’est à cet égard pas anodin que le commentaire officiel de la décision précise que la construction argumentative est identique à celle qui avait été utilisée lors de la consécration du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, qui ne repose formellement sur aucun texte constitutionnel mais que le juge a fait découler du préambule de la Constitution de 1946[23]. À cet égard, outre la consécration du principe de fraternité en tant que telle, la principale difficulté de la décision du 6 juillet 2018 réside dans sa très faible motivation, ce qui explique que le raisonnement du juge puisse ne pas emporter la conviction. Le juge confronte en effet la loi à une norme de référence qu’il détermine lui-même, ce qui pourrait justifier qu’il fasse preuve de davantage de pédagogie. Au contraire, le Conseil constitutionnel procède ici par affirmation : à partir de normes dont la pertinence semble incertaine, il affirme qu’« il en ressort que la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle ». Si le raisonnement semble pour le juge relever de l’évidence – ce qui confirmerait l’idée qu’il ne « découvre » rien et que la vérité constitutionnelle serait déjà là – toute aussi évidente semble être l’idée selon laquelle « il découle du principe de fraternité la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national ». Or, la fraternité peut également être entendu de façon exclusive, si bien que la liberté d’aider autrui découlant de ce principe pourrait se limiter au cadre national et ainsi prohiber – dans le sens de la loi contestée – l’aide à l’entrée et à la circulation d’étrangers en situation irrégulière. Parmi ces deux solutions, aucune ne peut être dite vraie ou fausse. Ce qu’il serait en revanche possible d’affirmer, c’est que la première est juste et la seconde injuste. Or, dans un ordre juridique où Dieu ne constitue plus le fondement de la justice, le juge ne peut déterminer ce qui relève du bien ou du mal. C’est le politique – et donc ici le législateur – qui pourra déterminer, en opportunité, ce qui relève du juste dans une société. Le juge ne peut alors que déterminer ce qui est juridiquement juste. En se prononçant sur les choix du législateur, le Conseil constitutionnel est alors nécessairement conduit à exercer un pouvoir discrétionnaire, puisqu’il se trouve dans une situation de liberté quant à la norme qui va fonder son contrôle. En ce sens, il n’est pas possible de dire d’un principe créé par le Conseil constitutionnel qu’il est vrai ou faux : seul peut être établi le constat d’une compétence conférée au juge de déterminer la norme qu’il applique. Le constituant n’ayant pas entendu expliciter le sens du principe de fraternité – si tant est qu’un tel « principe » existât dans son esprit – le juge est venu ici suppléer ce qui manquait au texte constitutionnel. Il n’a toutefois pas apporté de précisions substantielles sur son contenu. Nous savons certes désormais que la fraternité ouvre la voie au droit d’aider autrui, mais cela ne semble pas suffire à remédier à l’indétermination du principe.
B. L’indétermination du principe à valeur constitutionnelle de fraternité
Le pouvoir discrétionnaire du Conseil constitutionnel est d’autant plus problématique que la fraternité est un concept profondément tendancieux et source de différentes interprétations. Il peut en effet être « à la fois source d’insertion et d’exclusion sociale »[24], selon la finalité privilégiée. Surtout, au contraire du principe de solidarité nationale fondé sur les alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946[25] – principe qui aurait l’avantage « d’éviter le conflit philosophique » et « de faire l’économie de la reconnaissance d’une origine commune qui nous serait supérieure »[26] – la fraternité désigne les rapports des êtres humains entre eux. L’intervention étatique, qui caractérise le principe de solidarité nationale, s’avère alors particulièrement inadéquate en la matière. D’abord, parce que les liens entre les hommes ne sauraient justifier que le principe de fraternité puisse heurter aussi frontalement le principe de souveraineté nationale – le contrôle des frontières étant l’une des prérogatives archétypiques d’un État souverain[27]. Ensuite, parce que ces liens relèvent davantage de la sphère de la conscience. La fraternité existe ou n’existe pas entre les êtres humains, mais l’on voit difficilement comment elle peut constituer le fondement de situations juridiques.
S’il semble difficile de déterminer le contenu du principe, il apparaît encore plus malaisé de percevoir les conséquences juridiques de sa consécration. Outre le domaine du droit des étrangers, la fraternité ouvre un immense champ de possibilités au sein d’autres disciplines juridiques, dont il n’est pas possible de mesurer encore l’étendue. Comme il a pu être relevé, la fraternité pourrait affecter de façon substantielle le droit de propriété de l’article 544 du Code civil[28]. La Cour de cassation oblige en effet le juge du fond à ordonner, sur demande du propriétaire, l’expulsion d’une occupation sans titre d’un immeuble lui appartenant, ceci même si ce dernier n’apporte pas la preuve de violence, dégradation ou atteinte à la sécurité des biens[29]. Or, ici, ne serait-il pas envisageable que la fraternité puisse constituer un motif de non-expulsion en cas d’occupation sans titre d’une propriété dans un « but humanitaire » ? Certes, la fraternité constitue déjà le soubassement idéologique de bon nombre de mécanismes sociaux, comme l’allocation chômage ou le système de retraite par répartitions. Mais la dimension universelle – ou « inclusive » – de la fraternité, dont n’est pas revêtu le principe de solidarité nationale, pourrait entraîner des conséquences juridiques bien plus étendues, en matière notamment de prestations sociales. Au surplus, si le principe d’égalité devant la loi fiscale et d’égalité devant l’impôt au regard des facultés contributives découlant des articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ont pu, sous l’impulsion du juge constitutionnel, substantiellement transformer le droit fiscal, qu’en sera-t-il de la fraternité ?
Dans son commentaire officiel sur la décision, le secrétariat général précise que « la mise en évidence de [la liberté d’aider autrui] n’épuise pas nécessairement le contenu du principe de fraternité, qui pourra éventuellement trouver d’autres applications à l’avenir ». En ce sens, le nombre de moyens fondés sur le principe de fraternité soulevés à l’appui de recours devrait immanquablement se multiplier, ceci d’autant plus qu’au contraire du principe de dignité de la personne humaine, la fraternité est un droit subjectif dont peuvent se prévaloir les individus pour revendiquer certains droits contre l’État. Peu après la décision du 6 juillet 2018, le tribunal administratif de Besançon a d’ailleurs eu à se prononcer sur la conformité au principe de fraternité d’un arrêté municipal interdisant la mendicité. Reproduisant le considérant de principe du Conseil constitutionnel sur le principe de fraternité, il en déduit que la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire est une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du CJA, c’est-à-dire qu’il peut désormais être soulevé à l’appui d’un référé-liberté devant le juge administratif[30].
Nous ne saurions prédire si le XXIe siècle
sera le siècle de la fraternité[31].
Nous ne saurions guère davantage affirmer, comme l’avocat des requérants sur
cette affaire, que l’évolution du principe constitutionnel de fraternité constitue
un « enjeu de civilisation »[32].
Gageons en revanche que d’autres décisions comme celle du 6 juillet 2018
s’élèveront à l’horizon constitutionnel et enrichiront le débat sur la
juridictionnalisation du droit constitutionnel français.
[1] Cour de cassation, Ch. crim., 9 mai 2018 n° 17-85.736 et n° 17-85.737.
[2] Cons. const., 6 juillet 2018, n°2018-717/718 QPC, M. Cédric H. et autre, JORF du 7 juillet 2018, texte n° 107.
[3] Certains auteurs ont d’ailleurs, pour défendre le principe de fraternité, placé en épigraphe de leurs commentaires un extrait de la Bible. V. A. Dejean de la Bâtie, « Aide aux étrangers en situation irrégulière : victoire en demi-teinte de la cause humanitaire », Recueil Dalloz, 2019, p. 49 ; C. Lazergues, « Le délit de solidarité, une atteinte aux valeurs de la République », RSC, 2018, p. 267.
[4] Dostoïevski, Les Frères Karamazov, Actes Sud, coll. « Babel », 2002, trad. A. Markowicz, p. 564-565.
[5] CA Aix-en-Provence, 13e ch., 8 août 2017, n° 2017/568 ; CA Aix-en-Provence, 13e ch., 11 septembre 2017, n°2017/628.
[6] Ou « délit d’hospitalité », selon la formule employée par Jacques Derrida, J. Derrida, « Quand j’ai entendu l’expression “délit d’hospitalité”…», Plein droit, n°34, 1997.
[7] Le Conseil constitutionnel confirme en ce sens ses décisions précédentes, c’est-à-dire rejette le motif tiré de la non-conformité du dispositif aux principes de légalité de délits et des peines, de nécessité et de proportionnalité des peines en matière de droit des étrangers. V. ainsi, Cons. const., 16 juillet 1996, n°96-377 DC, Loi tendant à renforcer la répression du terrorisme et des atteintes aux personnes dépositaires de l’autorité publique ou chargées d’une mission de service public et comportant des dispositions relatives à la police judiciaire, JORF du 23 juillet 1996, p. 11108 et Cons. const., 20 novembre 2003, n° 2003-484 DC, Loi relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité, JORF du 27 novembre 2003, p. 20154.
[8] Le 12 décembre 2018, la Cour de cassation a renvoyé l’affaire devant la Cour d’appel de Lyon, Cour de cassation, Ch. crim., 12 décembre 2018, n° 17-85.736. Elle doit se prononcer dans les prochains mois sur le fondement du nouvel article L. 622-4 du CESEDA, qui n’écarte désormais de l’immunité pénale dans un but humanitaire que l’aide à l’entrée irrégulière – ce qui n’exclut donc pas une condamnation en appel du demandeur Cédric H., dans la mesure où il a reconnu avoir, en Italie, aidé des étrangers en situation irrégulière à passer la frontière française.
[9] O. Beaud, « Où va le droit (constitutionnel) ? », JCP G, n° 40, 2019, doctr. 1022 ; B. Mathieu, « Fraternité : une onction constitutionnelle porteuse de mutations », Constitutions, 2018, p. 389 ; J-E. Schoettl, « Fraternité et Constitution. Fraternité et souveraineté », RFDA, 2018, p. 959.
[10] V. notamment, M. Borgetto, « La fraternité devant le Conseil constitutionnel », JCP G, n°30-35, 2018, doctr. 876 ; P. Lignières, « Fraternité : le Conseil constitutionnel ne peut plus se contenter de coups d’éclat », Droit administratif, n°8-9, 2018, repère 8 ; A. Lyon-Caen, « Fraternité », Revue de droit du travail, 2018, p. 489 ; D. Rousseau, « Enfin une bonne nouvelle : le principe de fraternité existe ! », Gazette du Palais, n°26, 2018, p. 12 : J. Roux, « Le Conseil constitutionnel et le bon Samaritain. Noblesse et limites du principe constitutionnel de fraternité », AJDA, 2018, p. 1781 ; M. Verpeaux, « Fraternité et Constitution. Constitutionnalisation et Constitution », RFDA, 2018, p. 966.
[11] C. Saas, « Le délit de solidarité est mort, vive le délit de solidarité », Recueil Dalloz, 2018, p. 1894 ; D. Mazeaud, « Fraternité, le Conseil constitutionnel écrit ton nom… », JCP G, n°29, 819.
[12] « En vertu de ces principes et de celui de la libre détermination des peuples, la République offre aux territoires d’outre-mer qui manifestent la volonté d’y adhérer des institutions nouvelles fondées sur l’idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité et conçues en vue de leur évolution démocratique ».
[13] « La République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ».
[14] À cet égard, il n’est pas anodin que le Conseil constitutionnel lui-même, dans son rapport au Congrès de l’association des cours constitutionnelles ayant en partage l’usage du français consacré à la Fraternité en 2003, reconnaît que la référence du préambule « n’a qu’une portée relativement limitée », dans la mesure où « la fraternité ne se rapporte ici qu’aux “institutions nouvelles” auxquelles les territoires d’Outre-mer avaient la possibilité d’adhérer s’ils en manifestaient la volonté ». Même s’il relève qu’il ne faut pas « négliger l’importance de cette même référence » parce « qu’elle montre que dans l’esprit du constituant de 1958, les institutions destinées à unir à la République française les territoires d’Outre-mer […] devaient reposer notamment sur la fraternité » et que l’article 72-3 de la Constitution confirme que la fraternité « a toujours vocation, aujourd’hui, à caractériser les institutions reliant la France métropolitaine aux territoires d’Outre-mer actuels », il n’en demeure pas moins que ces dispositions intéressent uniquement les relations de la France à ses territoires, Rapport du Conseil constitutionnel français, 3e Congrès de l’Association des Cours Constitutionnelles ayant en Partage l’Usage du Français (ACCPUF), Ottawa, Juin 2003, p. 251-252.
[15] Sur la langue française, V. décision DC n° 94-345 du 29 juillet 1994, Loi relative à l’emploi de la langue française, JORF du 2 août 1994, p. 11240 ; décision n° 2001-456 DC du 27 décembre 2001, Loi de finances pour 2002, JORF du 29 décembre 2001, p. 21159 ; décision n° 2006-541 DC du 28 septembre 2006, Accord sur l’application de l’article 65 de la convention sur la délivrance de brevets européens (Accord de Londres), JORF du 3 octobre 2006, p. 14635. Sur l’outrage à l’hymne national et au drapeau, V. décision n° 2003-467 DC du 13 mars 2003, Loi pour la sécurité intérieure, JORF du 19 mars 2003, p. 4789.
[16] Rapport du Conseil constitutionnel français, 3e Congrès de l’Association des Cours Constitutionnelles ayant en Partage l’Usage du Français (ACCPUF), Ottawa, Juin 2003, p. 300.
[17] M. Borgetto, « La fraternité devant le Conseil constitutionnel », JCP G, n°30-35, 2018, doctr. 876.
[18] Cons. const., 6 septembre 2018, n° 2018-770 DC, Loi pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie, JORF du 11 septembre 2018, texte n° 2.
[19] Cons. const., 27 juin 2001, n°2001-446 DC, Loi relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception, JORF du 7 juillet 2001, p. 10828.
[20] Cons. const., 1er février 2019, n° 2018-761 QPC, Association Médecins du monde et autres.
[21] Sur cette absence de hiérarchie entre les droits, V. notamment A-M Le Pourhiet, « À propos de la bioéthique : la démocratie selon Ponce Pilate », Pouvoirs, n°59, 1991, p. 159.
[22] Ce que confirme l’analyse de Michel Borgetto – citée dans le commentaire officiel de la décision – qui affirme que la fraternité doit pouvoir « légitimer un certain nombre de solutions dans plusieurs domaines bien déterminés », M. Borgetto, La notion de fraternité en droit public français. Le passé, le présent et l’avenir de la solidarité, Paris, LGDJ, 1993, coll. « Bibliothèque de droit public ».
[23] « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés ». Ainsi pour le CC, « il en ressort que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle », Cons. const., 27 juillet 1994, n°94-343/344 DC, Loi relative au respect du corps humain et loi relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal, JORF du 29 juillet 1994, p. 11024. Du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine découle notamment un objectif de valeur constitutionnelle, qui est la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent, Cons. const., 19 janvier 1995, n° 94-359 DC, Loi relative à la diversité de l’habitat, JORF du 21 janvier 1995, p. 1166. Notons au passage que la répression de l’aide au séjour des étrangers n’a pas été jugée contraire « au principe à valeur constitutionnelle de sauvegarde de la dignité de la personne humaine », Cons. const., 16 juillet 1996, n°96-377 DC, Loi tendant à renforcer la répression du terrorisme et des atteintes aux personnes dépositaires de l’autorité publique ou chargées d’une mission de service public et comportant des dispositions relatives à la police judiciaire, JORF du 23 juillet 1996, p. 11108.
[24] A. Supiot, Critique du droit du travail, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2011, p. 128.
[25] Cons. const., 18 décembre 1997, n° 97-393 DC, Loi de financement de la sécurité sociale pour 1998, JORF du 23 décembre 1997, p. 18649.
[26] D. Balmary, « La fraternité », Études, n° 2, 2019, p. 38.
[27] O. Beaud, ibid. ; J-E. Schoettl, ibid.
[28] J-H. Robert, « Fraternité », Droit pénal, n°7-8, 2018, comm. 129. Aux termes de l’article 544 du Code civil : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ».
[29] Cass. 3e civ., 20 janvier 2010, n°08-16.088, Bull. civ. 2010 III, n° 19 ; JCP G 2010, 1162, n°10, note Périnet-Marquet.
[30] En l’espèce, le tribunal administratif considère toutefois qu’il ne découle pas du principe de fraternité une liberté fondamentale de mendier, mais seulement une « liberté fondamentale d’aider autrui dans un but humanitaire ». Or l’atteinte à la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire est en l’espèce proportionnée à l’objectif de préservation de l’ordre public, TA de Besançon, ord., 29 août 2018, n° 1801454.
[31] Pour Jean-Claude Colliard, l’évolution du XVIIIe au XIXe siècle a tranché le débat sur la liberté, celle du XIXe au XXe siècle a tranché celui de l’égalité. Nous serions aujourd’hui dans l’ère de la fraternité, J-C. Colliard, « Liberté, égalité, fraternité » in L’État de droit. Mélanges en l’honneur de Guy Braibant, Paris, Dalloz, 1996, p. 100-101.
[32] P. Spinosi, « Immunité humanitaire. Quand la morale est rappelée à l’ordre », JCP G, n°49, 2018, doctr. 1289
1 réponse
[…] Pourtant, il arrive que le Conseil constitutionnel y lise des choses contraires aux aspirations populaires. À titre d’exemple, alors que de plus en plus de Français durcissent leurs positions sur la question migratoire, le Conseil a censuré le délit dit « de solidarité », consistant en du recel d’immigration illégale souvent aux frais du contribuable, au nom d’un « principe de fraternité » déduit de l’article 2 de notre Constitution, alors que la souveraineté populaire, également présente dans cet article, n’a jamais servi de référence. […]