La justice administrative en Russie avant 1917: le développement de la théorie et la formation de la législation
La justice administrative en Russie comme problématique de la théorie du droit est étudiée dans les travaux des scientifiques russes et étrangers depuis 150 ans. A la fin du XIXème et au seuil du XXème siècles[1], les questions liées à la justice administrative et à ses modèles d’organisation en Russie vont devenir des sujets d’actualité importants. L’existence de l’institution de la justice administrative à la fin du XIXème siècle « était considérée par les auteurs russes et les personnalités publiques comme une espèce de baromètre politique définissant le degré de la protection des droits des personnes »[2]. Dans la littérature spécialisée consacrée aux problèmes de la justice administrative (avant 1917), les auteurs fournissent une analyse critique de la législation russe alors en vigueur dans le domaine de la justice administrative[3] et étudient l’organisation de cette institution dans les pays européens. C’est à cette époque que sont publiés des travaux scientifiques qui étudient en profondeur les aspects théoriques de la justice administrative. Par exemple, S. A. Korf entreprend en 1910 une étude détaillée sur la nature de l’institution de la justice administrative, sur les principes du procès administratif, sur les parties au procès ainsi que sur le recours administratif et ses limites[4].
Pour se faire complète des travaux scientifiques consacrés aux problèmes d’organisation de la justice administrative dans le pays, on peut consulter l’édition en deux tomes des œuvres publiées dans la Russie tsariste d’avant 1917, d’auteurs russes et étrangers célèbres tels que G. Anchuts, V. A. Gaguen, V.F. Derujinski, G. Jellinek, N. P. Karadjé-Iskrov, K. Lemayer, M. D. Zagriadskov, V. Kobalevski, B. A. Kistiakovski, N. M. Korkounov, S. A. Korf, N. O. Kouplevaski, N. I. Lazarevski, V. A. Riazanovski[5]. Ces auteurs proposent une analyse profonde de l’existence, de la fonction et de l’objet de la justice administrative en Russie et dans certains pays étrangers. Ils cherchent à établir les avantages et inconvénients des différents modèles de justice administrative. L’objet de leur de leur recherche porte sur la conception théorique de la justice administrative, la procédure administrative judiciaire, l’existence du contrôle judiciaire des normes et les relations de la justice administrative avec les principes fondamentaux de l’Etat de droit.
La justice administrative a toujours été analysée en lien avec les questions relatives à la création de tribunaux administratifs spécialisés, au développement de la procédure judiciaire administrative et au contrôle judiciaire du pouvoir exécutif. C’est précisément dans ce cadre que la justice administrative a fait l’objet d’une étude plus fondamentale et aboutie, en Russie, à deux reprises au cours des cents dernières années : au début du XXème siècle et à la fin du XXème siècle-début du XXIème siècle.
La littérature spécialisée du début du XXème siècle aborde les questions de la nature, du sens, des formes et de l’organisation de la justice administrative en Russie[6]. La plupart des scientifiques russes du début du XXème siècle étaient en faveur de la création d’une spécialisation administrative au sein des tribunaux ordinaires. N. M. Korkounov constatait que les conditions en Russie de l’activité administrative ne garantissaient pas pleinement la légalité alors même que n’existait que le seul recours aux tribunaux civils et aux tribunaux criminels[7]. V. F. Derujinski estimait que « en tant que garants de la légalité, les tribunaux administratifs, du fait de leur structure particulière, de leurs compétences spécifiques et de leur procédure connue, sont le résultat d’une nouvelle étape du développement des Etats européens »[8]. Les chercheurs russes qualifiaient la justice administrative de garante de l’Etat de droit et de la défense des droits de la personne[9]. Un facteur important, qui contribua grandement au développement de la conception théorique de la justice administrative, fut la création, en Russie, de la théorie des droits publics subjectifs[10]. « L’inviolabilité de la personne et de la liberté, écrivait B. A. Kistiakovsky, ne seront effectives chez nous que lorsqu’elles seront garanties comme droits publics subjectifs des citoyens russes »[11].
D’après les historiens qui étudient la justice administrative, il existe deux points de vue concernant l’apparition de la justice administrative : 1) la justice administrative est apparue avant la période des réformes (c’est-à-dire avant 1860) ; 2) elle est apparue après les réforme étatiques des années 1860. C’est le second point de vue qui recueille le plus de partisans. Les réformes de l’Administration, le développement de l’activité de l’Etat dans les relations économiques, la décentralisation, la participation des institutions publiques dans l’Administration, l’octroi d’une plus grande liberté pour l’activité des personnes privées, la mise en oeuvre d’une nouvelle politique, tous ces éléments contribuèrent au développement de la justice administrative en Russie au cours de la seconde moitié du XIXème siècle[12]. V. A. Gaguen constata que « la justice administrative n’en était qu’à ses prémices, et il faudra attendre pour qu’elle puisse se développer l’émancipation de la personne et la reconnaissance de ses droits publics subjectifs, c’est-à-dire, des réformes étatiques radicales qui eurent lieu sous le règne de l’Empereur Alexandre II[13]».
La justice administrative connut une nouvelle impulsion en Russie avec les réformes étatiques du début du XXème siècle. En 1904, il fut décidé de confier à l’examen d’une Commission Spéciale, la question de la formation d’un système de tribunaux administratifs et de la réforme du Sénat. L’auteur de la plupart de ces propositions était alors S. Y. Vitte. Cependant, malgré ces réformes de 1904, les tribunaux administratifs ne furent pas créés. Les arguments contre la création des tribunaux administratifs étaient : la difficulté théorique du problème, le manque d’expérience du législateur dans le domaine de l’élaboration des normes procédurales, l’existence en Russie d’institutions de justice administrative dans leur forme la plus embryonnaire dans les provinces et les villages éparpillés[14].
En 1911, alors que l’Etat s’attaque à la réforme du droit processuel et de la mise en œuvre de la responsabilité des fonctionnaires, la réforme de la justice administrative apparaît alors inopportune et inutile.
En dépit de l’absence d’un fondement normatif à l’institution de la justice administrative en Russie au début du XXème siècle, la discussion se poursuit sur la nécessité d’introduire une structure spécialisée au sein du pouvoir judiciaire et sur la nécessité d’élaborer une procédure administrative spécifique. Le résultat de cette première discussion conduit à l’adoption, le 30 mai 1917, par le Gouvernement provisoire du Règlement sur les tribunaux chargés des questions administratives[15]. Ce Règlement avait le statut de loi et devait entrer en vigueur le 1er juin 1917.
Il faut remarquer que ce Règlement de 1917 n’a jamais été appliqué du fait des évènements bien connus de cette période. On peut supposer que si l’histoire russe avait suivi son cours au début du XXème siècle, la nécessité de créer des des tribunaux administratifs, véritables juridictions chargés des litiges administratifs, se serait présentée comme une évidence.
Le Règlement de 1917 sur les tribunaux chargés des affaires administratives comprenait cinq chapitres : I Des tribunaux administratifs (Dispositions générales, statut juridique des juges administratifs, leurs « droits et privilèges », « la procédure devant chaque juge administratif ») ; II De l’application du droit par les juges administratifs et les juges de district ; III Des modalités d’appel contre les décisions des juges administratifs et des juges de district ; IV Des frais de justice ; V De l’exécution des décisions des juges administratifs et des juges de district. Dans une deuxième section étaient envisagés la recevabilité des affaires administratives devant le tribunal administratif, le statut des représentants des parties, les recours et les plaintes concernant les fonctionnaires des différents niveaux, l’enquête préliminaire, les auditions et la décision du tribunal, les sentences. Il faut souligner que le paragraphe 37 de ce Règlement établissait la recevabilité d’une requête pour « lenteur ou refus d’exécuter ses obligations par un fonctionnaire ». Le Règlement envisageait également que dans les cas difficiles pouvaient être appliquées les règles de la procédure civile.
[1] Pravilova E. A., Légalité et droits de la personne : la justice administrative en Russie (deuxième moitié du XIXème siècle – octobre 1917), St.-Pétersbourg, édition СЗАГС- édition « Education-Culture », 2000. Voir aussi : Petoukhov G.E., La justice administrative dans la Russie tsariste. La jurisprudence. 1974. № 5. Pages : 72-80.
[2] Pravilova E.A., Légalité et droits de la personne : la justice administrative en Russie, p.7
[3] Ibid p.8.
[4] Korf S. A., La justice administrative en Russie : Tome 2. Essai sur la législation en vigueur; Tome 3. Essai sur la théorie de la justice administrative. St.-Pétersbourg, 1910.
[5] La justice administrative : fin du XIX- début du XX siècle : Recueil. Première partie. Voir l’article introductif d’Y. N. Starilov. Voronej. Edition de l’université d’Etat de Voronej, 2004. 720 pages ; La justice administrative : fin du XIX- début du XX siècle ; Recueil. Deuxième partie. Voir l’article introductif d’Y. N. Starilov. Voronej. Edition de l’université d’Etat de Voronej, 2004. 368 pages.
[6] Cf. par exemple : Gaguen V. A., La justice administrative : Recueil des cours ; Edition corrigée et complétée. Rostov- sur- le Don, 1916. Korf S. A., La justice administrative en Russie : tome 2. Essai sur la législation en vigueur, tome 3. Essai sur la théorie de la justice administrative, St.-Pétersbourg, 1910. Korkounov N. M., Le droit étatique russe, Tome II, partie spécifique, quatrième édition. St.-Pétersbourg, 1903. De l’histoire du développement des représentations scientifiques de la justice administrative. Voir aussi : Zelentsov A. B., Radtchenko V. I., La justice administrative en Russie (Histoire et actualité contemporaine), Moscou, Académie de la justice de Russie, 2002.
[7] Korkounov N. M., Le droit général de l’Etat, Moscou, 1888, pages 500-501.
[8] La justice administrative : fin du XIXème-début du XXème siècle, Recueil, Première partie, page 217.
[9] Cf. par exemple : Korkounov N. M., Essai de la théorie de la justice administrative// Korkounov N. M., Recueil des articles 1877-1897, St.-Pétersbourg, 1898, page 144.
[10] Cf. par exemple : Kistiakovski B. A., Philosophie et sociologie du droit, St.-Pétersbourg, Edition de l’Institut chrétien russe des sciences humaines, 1998, pages 347-359, 535-571.
[11] La justice administrative : fin du XIXème-début du XXème siècle, Recueil, première partie, page 461.
[12] Pravilova E.A., Légalité et droits de la personne : la justice administrative en Russie, pages 20, 129.
[13] La justice administrative : fin du XIXème-début du XXème siècle, Recueil, première partie, page 171.
[14] La justice administrative : fin du XIXème-début du XXème siècle, Recueil, première partie, page 171-214.
[15] Recueil des lois et des ordonnances du Gouvernement. 1917. № 127. Article 692 ; La justice administrative : fin du XIXème-début du XXème siècle, Recueil, deuxième partie, pages 354-367.
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