Abstrait et Concret dans la formation de la Nation
La France se présente souvent comme un des inventeurs de l’Universel. Elle invoque notamment la Déclaration des droits de l’homme de 1789, qui fait partie du bloc de constitutionnalité. Son article premier est à juste titre le plus connu : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». On oublie en général de mentionner la suite : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Tout le problème consiste à savoir à partir de quels critères on définit l’utilité commune… dans la première acception de cette utilité, nous savons que les premières formes de suffrage furent censitaires.
S’inscrivant dans ce courant, la Constitution de 1958 interdit de distinguer suivant l’origine, la race ou la religion et la jurisprudence du Conseil constitutionnel fait de multiples fois référence au principe d’égalité.
Un siècle après la Déclaration des Droits de l’Homme, Renan rédige un autre texte fondateur de la nation à la française. Dans une conférence prononcée le 11 mars 1882, il pose clairement une définition duelle de la Nation :
« Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis (…) l’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’homme, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation ».
Pour Renan, la nation s’ancre donc à la fois dans le passé et dans le présent. Mais en général, on ne retient que l’élément volontariste, afin de mieux opposer la conception française[1] à la conception allemande, reposant sur l’histoire. Cette dernière a été affirmée au cours du XIXe siècle par de grands auteurs comme Savigny et Iehring[2]. En franchissant le Rhin et devenant l’Aufklärung, l’idéologie des Lumières ne brillait plus du même feu. Contre l’universalisme abstrait français, Herder affirmait l’égalité des cultures en dignité, mais aussi leur étanchéité, cristallisée dans les différences linguistiques. Portalis qui avait passé quelques temps en Suisse et en Allemagne pour échapper à sa condamnation comme royaliste, devait lui-même écrire plus tard : « On ne fait pas à proprement parler les codes, ils se font avec le temps ». Le temps, c’est-à-dire l’histoire.
Les juristes nazis iront aux extrêmes en définissant le droit comme l’expression d’un sentiment d’une communauté de culture forgée au cours des siècles, en y ajoutant l’élément racial. Ils affirmaient ainsi que le national-socialisme avait mis fin au juspositivisme au profit d’un jusnaturalisme purifié. Ils critiquaient fortement le droit romain, issu d’un Empire pluriethnique et pluriconfessionnel. Et bien entendu ils s’opposaient à la vision abstraite de Kelsen, qui avait de surcroît le tort d’être juif.
On ne peut évidemment aujourd’hui recevoir les critiques formulées à partir d’une idéologie raciale. Mais les conceptions françaises ne bénéficient pas d’une infaillibilité dogmatique et sont susceptibles de divers questionnements.
Toute l’histoire humaine et l’anthropologie s’inscrivent en faux contre l’affirmation d’une égalité radicale. Partout nous voyons des distinctions sociales, opérées à partir de différents critères : la naissance, la fortune, la religion, l’origine, le sexe, la couleur, la race, le handicap, etc. Et à l’heure actuelle de nombreux instruments du droit international public consacrent les différences ethniques, religieuses et linguistiques, ainsi que les droits des minorités et des peuples autochtones.
Mais le droit public français n’a pas suivi ces orientations. Il s’est construit autour de la prééminence de l’Un sur le multiple, une prééminence toujours fruit d’une volonté politique portée par l’Etat, notamment pendant la période de la Révolution française.
Cependant, on peut se demander si le principe d’unité n’est pas un archétype propre à la France. En effet, nous le voyons à l’œuvre bien avant la Révolution française.
En France, l’État a précédé la nation, et dès le Moyen Âge, la France est le pays européen le plus centralisé. On peut même soutenir que la monarchie française, bien que toujours chrétienne, a commencé à mettre en oeuvre dès cette époque le principe de laïcité : le roi de France affirme contre le pape que le Temporel appartient au souverain et qu’il a autorité sur l’Eglise de France. C’est le gallicanisme. Les premiers essais de codification générale débutent sous Louis XIV, avec les ordonnances de Colbert, qui affirme que les Français doivent être soumis au même droit comme ils sont soumis au même roi. Les codifications révolutionnaires s’en inspireront. L’hérédité de la couronne facilite la cristallisation de l’État dans la personne du roi : à la différence de l’Empire germanique, la France n’est pas une monarchie élective. L’unité de la personne royale est le symbole du corps politique. En 1685, la révocation de l’Edit de Nantes est l’illustration de l’adage : « Une foi, une loi, un roi ».
À partir de la Révolution française, l’histoire des rapports entre le particulier et l’universel obéit à un rythme séculaire. La Ière République tente d’instaurer la prééminence de l’abstrait sur le concret. La IIIe République organise une transaction entre ces deux principes. La crise de mai 68 permet la revanche du concret sur l’abstrait.
La Ière République : la prééminence de l’abstrait sur le concret
La Révolution française décapite le roi, mais elle transfère le principe unitaire à la Nation qu’elle proclame « une et indivisible.[3] ». D’où la lutte contre le fédéralisme, la diversité linguistique, celle des poids et mesures et des particularismes régionaux. L’universel se définit par l’uniforme et sa promotion est assurée par l’État. A l’heure actuelle, la France ne reconnaît pas l’existence de minorités ou de peuples autochtones sur son sol.
Déjà sous la Révolution Clermont-Tonnerre affirmait à propos des Juifs : « Il faut tout accorder aux Juifs comme individus, et rien comme nation ». En 1991, le Conseil constitutionnel condamne la notion de peuple corse. En 1999, il rend un avis négatif à la ratification par la France de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires, au motif qu’en France « des droits collectifs ne peuvent être reconnus à quelque groupe que ce soit ». Parallèlement, en France, le communautarisme n’est présenté que par rapport à ses défauts. Or, s’il peut enfermer, il peut aussi protéger[4]. Et en France certaines communautés comme la communauté asiatique ne posent pas de problèmes à l’ordre public.
Mais déjà sous la Révolution française, la société résiste au nom des coutumes, qui seront d’ailleurs proscrites par le Code civil français de 1804 après que la Constitution encore monarchique de 1791 aie prohibé la constitution corporative de la société. Les représentants en mission de la Convention constatent l’hostilité au calendrier républicain, à la suppression des fêtes patronales, au partage des communaux, à l’interdiction des patois. Les sonneries de cloches persistent, dans bien des cas la population abrite les prêtres réfractaires.
« [Les représentants en mission] avaient cru pouvoir compter sur un peuple neuf, unanime et raisonnable, et ils se trouvent face à un très vieux peuple, irrationnel et divisé, qui leur oppose continûment son entêtement ou ses ruses »[5], Benjamin Constant note ironiquement que toute leur énergie n’est pas parvenue à déplacer le plus petit des saints de village.
La Ière République ne durera pas. La dialectique entre l’universel et le particulier reprend sous la IIIe République, que Gambetta a qualifié à juste titre de « République transactionnelle».
La IIIe République : la République transactionnelle, entre l’abstrait et le concret
Jules Ferry s’applique à construire une République qui soit durable et tienne donc davantage compte du concret. Il est contre le principe de la table rase et pense qu’en face de l’État on doit reconnaître l’existence de contrepoids, même si la République demeure unitaire. Plusieurs jalons législatifs témoignent de cette volonté de compromis. Une loi de 1882 instaure la démocratie locale en permettant à chaque commune d’élire son maire. Les maires sont investis d’une force nouvelle face aux préfets. Une autre loi instaure la liberté de réunion et la liberté de la presse. Une loi de 1884 instaure la liberté syndicale et s’inscrit résolument contre la loi Le Chapelier de 1791. Une loi de 1900 établit la liberté d’association très largement mise en œuvre par les Français, jusqu’à nos jours. A des degrés variables de participation effective, un Français appartient de nos jours en général à plusieurs associations.
En revanche, la lutte contre la diversité linguistique reste à l’ordre du jour et sera efficace.
La loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’État assure le pluralisme religieux même si elle est mal accueillie par la majeure partie des catholiques français et par la papauté. On note cependant dans ses modalités d’application une certaine volonté transactionnelle. En ce qui concerne l’enlèvement des crucifix, on recommande de l’opérer par exemple à l’occasion d’une réfection des locaux. Les biens de l’Eglise ne sont pas confisqués par l’État comme sous la Ière République, mais leur gestion est remise à des associations cultuelles de fidèles. Et en 1919, on n’appliquera pas le principe de laïcité à l’Alsace Moselle qui, sous l’occupation allemande, était demeurée très religieuse. À l’heure actuelle encore le clergé alsacien est payé par l’État.
Dans cette dialectique républicaine entre l’universel et le particulier, il faudrait aussi évoquer l’histoire du droit colonial français, et son prolongement dans le droit de l’outre-mer. La colonisation a été beaucoup plus voulue par les hommes de gauche que par ceux de droite. Jules Ferry a dit que c’était un devoir pour les races supérieures de coloniser les races inférieures. La colonisation a donc pu être justifiée par les droits de l’Homme. Là aussi, on constate le maintien d’inégalités au détriment des populations autochtones, pendant la période coloniale. Aujourd’hui, dans certaines collectivités d’outre-mer (Nouvelle-Calédonie), la prise en compte des différences s’opère notamment par la possibilité de choix entre le statut personnel (article 75 de la Constitution) et le droit commun.
Mais le processus de réhabilitation du concret n’est pas terminé.
La crise de mai 68 et les années 70 : la revanche du concret sur l’abstrait
Une troisième césure apparaît à la fin du XXe siècle, à partir des événements de mai 68.
En France, ceux-ci sont assez curieusement oubliés. Les rares fois où ils sont évoqués, on se contente de mentionner leur caractère utopique. Raymond Aron avait déjà parlé d’une «révolution introuvable ». Tel n’est pas mon avis. Michel de Certeau avait noté à juste titre qu’ils opéraient une « libération de la parole ». Cette libération, qui a dilaté la liberté d’expression, a dans bien des cas permis la revanche du concret sur l’abstrait.
On constate d’abord une mise en question du principe d’autorité : « D’où tu parles ? » était un des slogans de l’époque. C’est un questionnement à mon sens toujours valable. L’invocation d’un statut (parental, patronal, professoral, clérical, etc.) ne suffit plus : l’autorité doit être explicable et éventuellement contestable. Cela peut évidemment déboucher sur un affaiblissement du principe de souveraineté. De plus, il aboutit à une démultiplication de l’autorité, en permettant sa critique.
Ensuite, on assiste à une mise en jeu du principe d’unité, par la prise en compte de minorités diverses (« Small is beautiful »). Il faut écouter et faire l’histoire de groupes divers, plus ou moins victimes : les colonisés, les immigrés, les femmes, les victimes de génocides, les paysans, les ouvriers, etc. L’uniformité se fragmente en mosaïques . Le divers devient bon à penser.
Les droits de l’homme ont tendance en se transformer dans une problématique des droits de quel homme ? Ce qu’avait déjà formulé la critique marxiste.
Parallèlement, on note qu’à cette époque naît la tendance en droit international à la reconnaissance des droits des peuples autochtones et des minorités. Et dans le droit positif, il est possible de constater des infléchissements vers un modèle multi culturaliste, même si ce terme est proscrit dans la doctrine française[6].
L’histoire de ces tensions entre uniformité et diversité nous amène donc au constat de la polysémie des droits de l’homme. Par les hasards de la naissance et de la géographie, l’homme se construit d’abord par rapport à ses appartenances particulières.
L’histoire de la Russie semble aux antipodes de celle de la France. On peut prendre deux exemples : l’histoire de la laïcité en Russie et le caractère pluri-ethnique de l’État russe.
La laïcité dans l’histoire russe[7]
Cette histoire a été marquée par plusieurs rebondissements, au gré des transformations souvent radicales de l’État russe. La législation de l’Empire russe ne reconnaissait pas la liberté de religion, l’Empereur russe devait être de confession orthodoxe. À la fin du XIXe siècle, les partis révolutionnaires demandent la liberté de conscience, en l’entendant au sens de la possibilité de négation des obligations religieuses morales[8]. La première constitution de 1918 mentionne les principes de séparation de l’Eglise et de l’État et la liberté de conscience. Elle emprunte manifestement à la loi française de 1905, même si elle ne s’inscrit nullement dans une optique transactionnelle. Tous les biens des Eglises et autres associations religieuses sont nationalisés et l’enseignement scolaire n’appartient plus à l’Eglise. L’article124 de la Constitution de Staline de 1936 affirme plus nettement le principe de séparation, mais en lui donnant un ton nettement agressif : « Afin de garantir de garantir la liberté de conscience, l’Eglise est séparée de l’État, aussi bien que de l’école. La liberté de culte et la liberté de propagande antireligieuse sont reconnues à tous les citoyens ». La liberté est donc celle de la propagande antireligieuse, mais pas celle des croyances religieuses. Parallèlement, pendant l’époque stalinienne, les ethnologues ont souvent pour mission de mettre fin aux croyances religieuses traditionnelles.
Dans cette mesure, la constitution stalinienne se rapproche beaucoup plus de la Ière République française, devenue anticléricale et antichrétienne, que de la Troisième.
En revanche, les situations respectives de la France et de la Fédération de Russie sont beaucoup plus proches à l’heure actuelle. L’article 14 de la Constitution du 12 décembre 1993 stipule : « La Fédération de Russie est un État laïque. Aucune religion ne peut être établie en tant que religion d’État ou religion obligatoire. Les associations religieuses sont séparées de l’État et sont égales devant la loi ». La même Constitution (article 28) énonce des principes largement compatibles avec la doctrine française. Chaque citoyen russe a le droit de confesser une religion à titre personnel ou collectif, ou de ne confesser aucune religion, de choisir ses opinions religieuses et de les diffuser. L’État n’intervient pas dans la détermination par le citoyen de son attitude envers la religion, ni dans l’activité des associations religieuses tant que celles-ci ne violent pas la loi. Il assure la laïcité de l’enseignement dans les établissements scolaires publics. Il est interdit d’accompagner l’activité des organismes du pouvoir d’Etat et d’autoadministration locale par des rites publics religieux et des cérémonies religieuses. L’article 19 stipule que l’État « garantit l’égalité des droits et libertés de l’homme et du citoyen sans distinction de sexe, de race, de nationalité, de position sociale, de conditions patrimoniales, de lieu de résidence, d’attitude envers la religion… ». L’article 4 al. 4 de la Loi fédérale du 27 Juillet 2004 affirme la liberté de conscience des fonctionnaires russes ainsi que leur neutralité : « Les fonctionnaires des organismes du pouvoir d’État, d’autres administrations et des organismes d’autoadministration locale, ainsi que les militaires n’ont pas le droit d’exploiter leur titre d’autorité pour suggérer ou imposer une attitude quelconque envers la religion ».
Des différences majeures existent cependant entre les expériences russe et française. Tout d’abord, en France, le principe de laïcité s’est affirmé dans un combat plus que séculaire entre l’État français et l’Eglise catholique. Au contraire en Russie, il s’est construit à la fin du siècle précédent contre le caractère athée de l’État. Et actuellement, on note un fort rapprochement entre l’État russe et l’Eglise orthodoxe (notamment, condamnation de l’homosexualité). Par ailleurs, la Russie est traditionnellement un Etat pluri ethnique et pluriconfessionnel. D’après des statistiques datant de 2008, le nombre total des organisations religieuses enregistrées comme personnes morales s’élève à 22 805, regroupées en 60 confessions différentes. Il existe entre 7 à 8000 associations musulmanes. À la différence de la situation française, les peuples musulmans de Russie ne sont pas des peuples immigrés : ils vivent depuis des siècles à côté des Russes orthodoxes. Ces associations ont plusieurs fois condamné les musulmans extrémistes. Afin de préserver l’ordre public, une loi fédérale de 2000 interdit la formation de partis politiques se basant sur des critères nationaux ou religieux, ce qu’a confirmé la Cour constitutionnelle dans un arrêt du 15 décembre 2004.
En ce qui concerne les convictions religieuses, la situation de la Russie se rapproche de celle de la France. En France, environ la moitié de la population est athée ou agnostique. En Russie, suivant un sondage de 2005, le nombre total des croyants de tous les cultes s’élève à environ 50 % de la population.
On peut donc considérer que depuis la disparition de l’Union soviétique et la fin de l’utopie communiste, le concret a pris sa revanche sur l’abstrait en Russie.
L’Etat russe pluri-ethnique
Comme on l’a vu, depuis la Ière République jusqu’à nos jours, l’État français a toujours mené une politique de prééminence de l’Un sur le Multiple, notamment au niveau linguistique. Qu’en est-il de la Russie ?
En 1917, dans les Thèses d’avril, Lénine affirme le droit à l’autodétermination. Mais après octobre, il précise que son affirmation « a seulement une signification juridique ». Le droit à l’autodétermination des nationalités en Russie est donc à géométrie variable. Avant la révolution bolchévique, il sert à affaiblir le régime monarchique. Mais après il est mis entre parenthèses au bénéfice du nouveau régime. Parallèlement, dans L’Etat et la Révolution, Lénine avait préconisé la suppression de la police, de l’armée, et le contrôle ouvrier et l’autogestion dans l’industrie. Mais par la suite, il avait créé une police d’État (la Tchéka), l’Armée rouge, et nationalisé les usines en proclamant « le retour nécessaire de l’obéissance à une volonté unique dans l’Etat »[9]. C’est un des signes de la prééminence de l’abstrait sur le concret, qui sera un trait majeur de l’Union soviétique sous domination du Parti communiste pendant 70 ans[10].
Cependant, en ce qui concerne la politique suivie vis-à-vis des peuples autochtones et le développement de l’anthropologie juridique (à laquelle le contexte idéologique français est très défavorable), la situation est plus complexe, et là encore varie suivant les époques[11].
Pendant la période tzariste, les chercheurs russes ont joué un rôle innovateur dans bien des domaines de l’anthropologie juridique, notamment l’enquête sur le terrain. Et cela bien avant Malinowski. Comme dans les cas français et britanniques, l’administration russe, à l’occasion de la colonisation de la Sibérie, du Caucase et de l’Asie centrale, avait rencontré les cultures juridiques de peuples autres que les Russes. En 1822 la Charte du Gouvernement des indigènes pose le principe de la préservation du droit local et stimule l’étude du droit coutumier, qui se développa à partir d’enquêtes sur le terrain chez les peuples autochtones, qui se déroulèrent à partir des années 1840. Un questionnaire détaillé est mis au point, qui permet la coordination de recherches sur un espace de plusieurs milliers de kilomètres. Bien avant que le pluralisme juridique soit théorisé comme l’élément fédérateur des anthropologues du droit dans le monde, plusieurs auteurs russes ont analysé et défendu la coexistence entre les normes du droit coutumier et celles du droit étatique. Cela tout spécialement en Asie centrale. Le premier chercheur incontournable est Maxime Kowalevski, dont Karl Marx utilisa les travaux. C’était un juriste, mais aussi un politologue et un anthropologue. Ses enquêtes de terrain se sont surtout déroulées dans les montagnes caucasiennes et sa renommée était grande à la fin du XIXe siècle. Il faut également citer Nikolaï Mikloukho-Maklay (1846-1888). Après des études de médecine en Allemagne, avec l’appui de la société géographique russe, il organise des expéditions scientifiques sur le littoral de la Nouvelle-Guinée, quelques décennies avant Malinowski. Également avant Lévi-Strauss, il pense que la pensée sauvage n’est pas la pensée des sauvages, mais peut se retrouver également chez l’homme moderne, et que les « primitifs » ne lui sont pas inférieurs. Ses œuvres ne furent publiées que trente-cinq années après sa mort, par les soviétiques.
À la différence de la sociologie et de la science politique, l’anthropologie et l’ethnographie ne furent pas supprimées, ne serait-ce qu’en raison de la persistance de l’originalité des peuples autochtones, et cela même si la primauté du droit de l’État soviétique était nettement affirmée. Les grands centres de recherche continuèrent à accumuler des données et les revues d’ethnographie avaient plusieurs milliers de lecteurs. Les professeurs d’histoire du droit puisaient largement dans les travaux de leurs confrères anthropologues et ethnographes, attitude qui n’est pas celle des professeurs français, en ce début du XXIe siècle… quels professeurs enseignant le droit de la famille ont lu les Structures élémentaires de la parenté ?
Pendant cette période, la personnalité la plus notable est Vladimir Bogoraz (1865-1936). Il fait ses études à Saint Petersbourg. Partisan des idées révolutionnaires, il fut exilé en 1886 dans la région de la Kolyma, où devait plus tard s’implanter le Goulag. C’est là qu’il éprouva la vocation d’anthropologue et c’est à partir de cette expérience qu’il publia ses premières recherches sur la langue et le folklore du peuple tchouktche, traduites en des langues étrangères. En 1901 et 1902, il est un des membres de l’expédition organisée par Franz Boas, chercheur d’origine allemande installé aux États-Unis, lui aussi précurseur de l’enquête sur le terrain. Notons au passage le caractère très novateur de la démarche de Franz Boas. En 1883 et 1884, il se rend dans l’Arctique canadien, dans la terre de Baffin et découvre les cultures Inuit. En 1928, il publie un ouvrage où il envisage les sociétés modernes à la lumière de l’anthropologie[12], comme le fera bien plus tard en France Marc Augé[13]. Cet ouvrage est brûlé par les nazis, ce qui est bon signe. On y trouve des idées qui sont pour l’époque tout à fait nouvelles : il se prononce pour une égale créativité entre la femme et l’homme, pour les rapports sexuels avant le mariage, écrit que les sociétés dites primitives ne sont pas fondamentalement différentes des nôtres et récuse les théories racistes. On s’étonne qu’un tel ouvrage ne soit pas plus fréquemment cité de nos jours…
Après la révolution bolchévique, Bogoras est nommé professeur à l’Université de Leningrad. En 1922, le commissariat du peuple à l’éducation lui confie la direction d’un grand programme d’enquêtes ethnographiques. Il devient en 1925 directeur de l’Institut des peuples du Nord. Il fait procéder à un recensement des populations autochtones, ainsi qu’à une étude de leurs conditions de vie. Bien qu’il ait occupé des fonctions importantes dans le régime soviétique, Bogoras n’a jamais été un partisan déclaré des théories du matérialisme historique. Preuve que dans les régimes les plus totalitaires, il existe des yeux du cyclone…
En 1986, soit quelques année avant la disparition de l’Union soviétique, l’ouvrage de Jean Carbonnier, Sociologie juridique, est publié en russe : la sociologie n’est donc plus une discipline coupable. À partir des années 1990, l’anthropologie juridique devient une discipline de recherche scientifique et d’enseignement à part entière : elle est désormais enseignée dans une vingtaine d’universités. Outre qu’elle bénéficie d’une longue tradition de recherche, l’anthropologie juridique russe se fonde aussi sur l’existence et la reconnaissance officielle de cultures juridiques différentes à l’intérieur de l’État russe. En mai 1999 se tient près de Moscou la première école d’été d’anthropologie juridique : on note parmi les thèmes les plus abordés les systèmes de droit coutumier, leur interaction avec le droit positif, la discussion sur les perspectives de recherche académique dans le domaine du pluralisme juridique. Les écoles d’été suivantes ont été organisées par l’Association des peuples du Nord et l’Institut des peuples du nord de Saint-Pétersbourg. En effet, comme une vingtaine d’années auparavant en Amérique du Nord, on se trouve confronté au problème de la protection des peuples autochtones de Sibérie par rapport à l’exploitation des ressources pétrolières et gazières.
On peut également noter la création en décembre 1999 du Centre de protection des droits des peuples indigènes. Il regroupe de nombreuses personnalités (juristes, écologistes, représentants des associations des peuples du Nord) et met en œuvre des programmes d’éducation juridique des militants des O.N.G., des manuels pratiques d’expéditions sur le terrain.
Il s’agit donc d’une anthropologie juridique engagée, dont les préoccupations sont inspirées par la nécessité d’une étroite liaison entre les chercheurs et le terrain. Comme l’écrit à juste titre Anatoli Kovler, on retrouve à cet égard « les idées et les traditions militantes des narodniki (populistes) russes du XIXe siècle qui animaient l’œuvre de Maxime Kovalevski, de Vladimir Bogoras ou de Nicolaï Mikloukho- Maklai. Le cercle du temps se répète »[14].
L’anthropologie juridique russe et soviétique a donc bénéficié de l’occurrence historique représentée par la diversité juridique des peuples de la Russie et de l’URSS. De surcroît, cette diversité juridique était reconnue et les théories du pluralisme juridique étaient devenues sinon banales, du moins habituelles.
On peut donc parler d’une revanche du concret sur l’abstrait.
Chacune à leur manière, la France et la Russie ont expérimenté plusieurs dialectiques du particulier et de l’universel. Un Français et un Russe n’ont pas la même attitude à propos de ce que l’on nomme le multiculturalisme : chacun gère à sa manière la coexistence entre les différences. Si le multiculturalisme est condamné en France, il en va tout autrement au Canada, qui pratique d’ailleurs une large politique d’immigration, accueillant chaque année environ 250 000 personnes soigneusement sélectionnées en fonction de leur formation et des besoins du pays. Cet État compte en effet 35 millions d’habitants pour une superficie de 18 fois celle de la France. Justin Trudeau, l’actuel premier ministre, jouit d’une grande popularité. Dans les cérémonies officielles, il porte volontiers des vêtements appartenant à des minorités ou des autochtones[15]. Un de ses slogans est : « La diversité est une bénédiction». La Cour suprême a rendu plusieurs décisions en faveur du multiculturalisme, en utilisant la notion d’accommodements raisonnables … que n’importe quel juge français estimerait inadmissibles[16].
Concluons.
J’ai fait le choix, peut-être arbitraire, de distinguer entre l’abstrait associé à l’universalisme, et le concret aux différences. Il ne s’agit pas seulement de choix philosophiques ou de préférences émotionnelles. Les politiques s’inscrivent toujours dans une histoire et un espace géographique[17].
L’histoire semble montrer qu’il faut tenter de trouver un point d’équilibre entre l’extension propre à l’universalisme, porteur d’idéaux, et la prise en compte des appartenances, qui sont la situation de l’homme concret. Toynbee avait déjà voulu démontrer que les Empires périssent tous en raison de leur extension[18]. Comme l’écrit Mona Ozouf : « Il nous faut vivre, tant bien que mal, entre cette universalité idéale et ces particularités réelles »[19].
Le principe de liberté (on peut choisir l’égalité, mais les conséquences seront autres) peut nous permettre d’y parvenir.
Il faut distinguer entre les appartenances d’origine (sexe, race, nationalité, langue, religion) et les appartenances choisies (affiliations politiques et associatives). Les secondes sont la manifestation de cette liberté. Quant aux premières, on peut les accepter en tout ou en partie, ou même les rejeter. Nous ne sommes pas responsables de notre héritage, mais nous le devenons de ce que nous en faisons. En termes juridiques, c’est l’acceptation des successions sous bénéfice d’inventaire. De plus, dans les sociétés modernes, les affiliations sont multiples. Chacun construit donc son identité par rapport à des fidélités différentes. Mais la difficulté vient du fait que toutes les appartenances ne sont pas également ouvertes aux principes du dialogue et de la coexistence : le communisme stalinien, le nazisme, Daech. Il faut donc privilégier les appartenances plus ouvertes. La démocratie repose sur la possibilité d’existence et d’expression d’une minorité. Souvenons nous aussi de la phrase de Saint-Just : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». On doit donc condamner certaines coutumes et pratiques : l’esclavage, l’excision, les châtiments corporels et les traitements dégradants, les procès en hérésie ou en apostasie. Tout n’est pas permis au nom de la diversité culturelle.
Dans cette mesure, la revanche de l’abstrait sur le concret est bénéfique.
Mais cette liberté ne se déploie pas dans un espace idéal, c’est-à-dire absolu. Elle dépend largement du droit, propre à chaque État. Tout n’est pas permis, et dans bien des cas c’est heureux.
Comme la plupart des grands principes (universel versus particulier), la liberté porte en elle le meilleur et le pire.
[1] Sous la Révolution française, Rabaut Saint Etienne affirmait déjà : « Notre histoire n’est pas notre code ».
[2] Cf. Jean-Louis Halperin, L’histoire du droit constituée en discipline : consécration ou repli identitaire ?, Revue d’histoire des sciences humaines, 2000, 4,9-32.
[3] L’article premier de la constitution de 1958 réaffirme l’indivisibilité de la République française .
[4] « Il me semble qu’il y a quelque chose d’outrancier dans cette conception de la communauté comme prison. Tout ce qui nous contraint extérieurement n’est pas forcément une prison (…) les appartenances, en réalité, sont à la fois le socle et l’envers de notre liberté », Mona Ozouf, De la Révolution en République, Les chemins de la France, Paris, Gallimard, 2015,1278.
[5] Ibid.,1297.
[6] Pour plus de détails, cf. Norbert Rouland, Le droit français devient-il multiculturel ?, Droit et Société, 46/2000,519-545.
[7] Pour plus de détails, cf. Mikhaïl Chakhov, La laïcité à la russe, dans : Droit et religions, Annuaire, Volume IV, année 2009-2010, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2009,461- 474.
[8] Trace de la révolution bolchevique, l’adultère n’est toujours pas considéré en droit russe comme une faute juridique dans les relations conjugales.
[9] Cf. Marc Ferro, L’aveuglement-Une autre histoire de notre monde, Paris, Tallandier, 2015,60.
[10] Même si Lénine a su reculer devant l’empire de la nécessité : ainsi revient-il sur les principes du communisme de guerre en instaurant la Nouvelle politique économique(NEP) , à laquelle mettra fin Staline, obsédé par la construction d’une société sans classes.
[11] Cf. Anatoli Kovler, L’anthropologie juridique en Russie, passé et présent d’une (grande) inconnue, Droit et Culture, 50,2005/2,13-28.
[12] F.Boas,Anthropology and modern life,Greenword Press Publishers,Wesport, Connecticut.
[13] Cf. M.Augé, Domaines et châteaux, Le Seuil, 1989 ; Un ethnologue dans le métro, Hachette, 1986. ; La traversée du Luxembourg-Ethno roman d’une journée française considérée sous l’angle des mœurs de la théorie et du bonheur, Paris, Hachette,1985.
[14] A.Kovler, op. cit.,26.
[15] Son gouvernement est le plus diversifié de l’histoire du pays et comporte une Amérindienne, une ancienne réfugiée afghane, deux personnes handicapées et quatre Sikhs. La parité hommes /femmes est strictement respectée.
[16] Autorisation donnée à un jeune Sikh de porter dans l’enceinte de l’école le kirpan, un poignard traditionnel, au motif qu’il existe d’autres objets potentiellement dangereux à l’école comme les bâtons de base-ball ou les ciseaux ; autorisation donnée à une jeune femme d’origine pakistanaise de garder son niqab lors d’une cérémonie de naturalisation ; autorisation donnée à des membres de la communauté juive de Montréal de ne pas déneiger leurs rues les jours de shabbat afin d’éviter le déplacement de leurs voitures, ce qui a rendu la circulation impraticable le samedi dans les rues de ce secteur ; validation de la demande de clients juifs hassidim refusant de passer leur examen avec une inspectrice.
[17] L’immigration au Canada n’a que peu de rapports avec le problème des migrants tel qu il se pose en Europe.
[18] Songeons à Thucydide qui dans La Guerre du Péloponnèse, affirme que la multiplication des alliances et des conquêtes conduit à l’affaiblissement. Ou encore à Caton l’Ancien (contre le clan des Scipion après la victoire sur Carthage), préconisant à Rome l’arrêt des conquêtes, qui risqueraient de lui faire perdre son âme.
[19] M.Ozouf,ibid.,1321. Dans le même sens : cf. Tristan Garcia, Nous,Paris,2016 , 64, qui cite Sartre : « Loin que nous puissions modifier notre situation à notre gré, il semble que nous ne puissions pas nous changer nous-mêmes. Je ne suis « libre » ni d’échapper au sort de ma classe, de ma nation, de ma famille, ni même d’édifier ma puissance ou ma fortune (…) Je nais ouvrier, Français, hérédo- syphilitique ou tuberculeux ».
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