Les relations entre les infractions pénales et administratives : la nécessité de dépasser les déformations soviétiques dans le contexte de la codification
Partie 1
Quelle est la nature juridique des infractions administratives existantes en droit russe ? Quel est leur lien avec les infractions pénales ? Il est impossible de répondre à ces questions sans tenir compte du contexte historique et d’une approche comparative. La difficulté du problème tient en ce que le concept « d’administratif » en droit russe comporte plusieurs significations, qui sont à tort mélangées tant au niveau de la doctrine que de la législation.
L’un des problèmes les plus difficiles à résoudre pour la plupart des anciennes républiques soviétiques réside dans la différenciation entre les infractions pénales et les infractions administratives. La Russie n’est, comme les autres, pas épargnée par ce problème.
D’une part, les législateurs post-soviétiques et les autorités d’application du droit sont encore souvent obligés de compter sur un instrument juridique soviétique, mis en place dans des conditions différentes non seulement sur le plan politico-idéologique, mais également institutionnel. Cela explique d’ailleurs le retard technique actuel important du système juridique et l’écart considérable entre la pensée juridique « occidentale » et « post-soviétique » qui n’arrive pas à être surmonté, malgré la réelle volonté de la majeure partie des élites politiques et juridiques post-soviétiques. Dans certains cas, les instruments juridiques soviétiques ne donnent, en principe, aucune possibilité de combler cette lacune, notamment celle à laquelle nous nous intéressons ici : la distinction entre les infractions administratives et pénales.
D’autre part, dans le vocabulaire juridique, l’adjectif « administratif » est extrêmement complexe et possède de nombreuses significations. Absolument tous les systèmes juridiques, qu’ils soient post-soviétiques ou occidentaux, sont confrontés à la complexité de ce terme. L’usage correct de ce terme, ainsi que des concepts qui en découlent (« infraction administrative », « justice administrative », « litige administratif », etc.), dont le plus important est le concept de « responsabilité administrative », ne peut exister que lorsque les critères de son utilisation sont précisément établis. De quoi s’agit-il ? Du Sujet portant la responsabilité (l’administration publique ou son représentant) ou d’un organe compétant pour la diriger (organe non juridique mais administratif) ? À quelles procédures faisons-nous référence ? Aux procédures de contestation par un citoyen de la validité des actions d’une administration publique ou aux procédures extrajudiciaires (administratives) de mise en responsabilité de tout un chacun ? Il est clair que, d’un point de vue théorique, le terme « administratif » peut aussi bien être utilisé dans le cadre de l’application d’une amende pour excès de vitesse lors d’un contrôle routier par les forces de police (un représentant du pouvoir exécutif, c’est-à-dire l’administration), ce qui est logique compte tenu de l’insignifiance de l’infraction et de la nécessité de soulager les tribunaux, que dans le cadre de la contestation par des personnes physiques ou morales de la validité des actions des fonctionnaires, c’est-à-dire de tous les « représentants de l’administration. » Néanmoins, il ne fait aucun doute que ces deux cas sont très différents de par leur nature juridique et dépendent d’un ensemble de principes de fond et de procédures différents, y compris du point de vue du droit international.
Dans une telle situation, l’algorithme de l’analyse s’éclaircit. Il est tout d’abord essentiel de comprendre la nature juridique matérielle des phénomènes conduisant à l’émergence d’une catégorie des « infractions administratives », ce qui nous mène inévitablement à la notion de « responsabilité administrative ».
Tout d’abord, il est primordial de rappeler quelques-uns des axiomes juridiques comparatifs et théoriques, sans la compréhension desquels, il ne pourrait être question d’assister à une modernisation de la législation pénale ou au dépassement des déformations découlant du passage de la période soviétique à la période post-soviétique.
Pour la doctrine juridique européenne classique, la responsabilité administrative se définit ainsi : il s’agit de la responsabilité de l’administration publique envers les personnes de droit privé, c’est-à-dire, en d’autres termes, la responsabilité de l’État envers un individu. Le droit administratif européen actuel s’est construit autour de cette compréhension de l’institution de la « responsabilité administrative », dans ses aspects juridiques matériels (les fondements de la reconnaissance de l’invalidité des actions et des décisions des fonctionnaires, les fondements de la réparation par l’État d’un préjudice causé aux particuliers). Par ailleurs, le droit administratif, construit autour du cadre théorique de « responsabilité administrative de l’État vis-à-vis des actions des représentants de son administration », constitue la base technique du droit public dans son ensemble.
Le statut du sujet de droit, responsable de ses actes, sert ici de critère à la reconnaissance d’une responsabilité administrative autonome. D’une part, le recours à la catégorie « responsabilité administrative » à l’encontre des personnes privées peut sembler dépourvu aussi bien de fondements théoriques que de sens pratique, puisque pour assurer un comportement licite il suffit de recourir aux catégories traditionnelles des responsabilités civile et pénale. D’autre part, compte tenu du stade actuel de développement du droit, il est reconnu que l’État, dans le cadre de ses fonctions, est également responsable des actes de son administration, tels que, de manière hypothétique, la violation d’une loi ou le fait de causer des préjudices aux personnes physiques. Toutefois, la responsabilité de l’État ne peut, pour des raisons évidentes, obéir au même régime que celui du droit privé. C’est la raison pour laquelle, il est nécessaire de créer un type spécifique de responsabilité pour les entités de droit public (l’État dans son ensemble, ses dirigeants, etc.) par rapport aux personnes privées, qui prend le nom de « responsabilité administrative » en Occident.[1]
Il semble également évident qu’une telle compréhension de la responsabilité administrative, contrairement à beaucoup d’autres constructions juridiques, ne pouvait devenir un élément naturel du panel des instruments juridiques durant la période de transition entre le régime soviétique et la période post-soviétique. Il suffit de rappeler que le droit soviétique, pour des raisons purement idéologiques, excluait totalement la possibilité d’une responsabilité de l’État envers un individu. La possibilité même de contester devant la cour les décisions et les actes illégaux des fonctionnaires est apparue durant la période de transition entre les périodes soviétique et post-soviétique dans les années 1980-1990, mais n’est toujours pas complètement développée et conceptualisée. À cet égard, il existe un fossé incontestable entre les doctrines juridiques occidentale et post-soviétique, qui complique terriblement les débats sur les points qui nous intéressent. En outre, l’expression « responsabilité administrative de l’État » choque encore aujourd’hui la grande majorité des juristes post-soviétiques, ce qui ne témoigne néanmoins pas de leur conservatisme. D’où peut venir une telle compréhension de la « responsabilité administrative » ? Des experts ayant étudié le droit à l’université pendant la période soviétique ? Dans tous les cas, c’est précisément cette compréhension de la responsabilité administrative qui a servi, à cette époque, de fondement juridique à l’émergence de la justice administrative au sens procédural en Occident, c’est-à-dire aux procédures contentieuses administratives (tribunaux administratifs, etc.). Il est également clair qu’une telle compréhension de la responsabilité administrative (la responsabilité de l’administration envers les personnes physiques et morales) n’a aucun lien avec le concept d’« infraction administrative », car, dans ce dernier cas, il s’agit du contraire, à savoir de la responsabilité des personnes physiques et des personnes morales vis-à-vis de l’État. Alors, d’où vient réellement le concept « d’infraction administrative » ?
Gardons en mémoire que le Code pénal français classique de 1810, qui a jeté les fondements du droit pénal européen moderne, contenait une classification ternaire des actes délictueux (violation de la loi pénale), distinguant en plus des crimes, les délits et les contraventions. Le caractère répréhensible d’un acte sert de critère de différenciation pour le législateur et dépend, bien évidemment, de la gravité sociale de celui-ci (critères de sanction et de criminalisation). En revanche, pour les autorités chargées de l’application de la loi, l’importance réside dans la nature et le type de sanction qu’elles pourraient appliquer dans un cas particulier (aspect juridique de fond). Il en est de même pour les acteurs du système judiciaire, compétents pour examiner l’affaire en cause (aspect procédural). Dans une telle situation, les contraventions sont des infractions mineures à la loi pénale, passibles exclusivement d’une « peine de police », principalement des amendes. Les instances compétentes pour examiner ces affaires sont les « tribunaux de police »[2]. Les délits font référence à des infractions plus graves à la loi pénale et sont passibles d’une « peine correctionnelle », plus sévères, pouvant se traduire par un emprisonnement de plusieurs années. Les instances compétentes pour examiner ces affaires sont les « tribunaux correctionnels » composés d’un certain nombre de juges professionnels. Viennent ensuite les crimes, qui sont les infractions les plus graves à la loi pénale, punies par une « sanction pénale » (peine de mort, travaux forcés, longue peine d’emprisonnement). Ces affaires sont examinées par la Cour d’assises. Ainsi, cette conception introduite dans le Code pénal français est fondée sur le fait que toute infraction à la loi sanctionnée par l’État, s’inscrit dans le droit pénal, quelle que soit la sévérité de la peine (pouvant aller de l’amende à la peine de mort). Leur distinction représentait en soi déjà une branche interne de la problématique du droit pénal, qui n’était pas tant le droit de l’infraction, que le droit de la sanction (sanctions de droit public prises contre un individu). On le retrouve dans la plupart des langues (français : droit pénal ; italien : diritto penale ; allemand : Strafrecht ; serbe ou bulgare : наказательно право). La conception française est rapidement devenue dominante en Europe. Ce phénomène n’a pas épargné l’Empire russe, où avec le Code des peines correctionnelles et criminelles de 1845[3], était également en vigueur la Charte de 1864 relative aux sanctions appliquées par les juges de paix, alors considérée comme une source de droit pénal à part entière et comprenait « les règlements sur les actes délictueux relativement moins importants soumis à la compétence de juges uniques »[4].
Au XXe siècle, le droit pénal classique a fait face à de nouveaux défis, tels que l’importante technologisation de la société (circulation, transports, industrie, construction, etc.) qui a entraîné la multiplication très rapide du nombre de « contraventions » mineures passibles d’une amende (excès de vitesse, stationnement illégal de véhicules etc.). La justice pénale classique, construite sur les procédures judiciaires traditionnelles, n’était pas à même de traiter ces contraventions.
D’un point de vue juridique comparatif, deux solutions étaient possibles pour résoudre le problème de la forte augmentation du nombre d’interdictions pénales mineures passibles d’une amende :
1) Certains pays (France, Belgique, etc.) ont conservé la classification ternaire des infractions pénales en maintenant « les contraventions » dans les limites formelles de leur Code pénal. Toutefois, pour une question d’équilibre, ils ont simplifié au maximum la procédure pour un certain nombre de « contraventions » en les transférant de la compétence judiciaire à la compétence des organes administratifs (surtout aux organes de police). Il en est ainsi, par exemple, de la procédure française contemporaine de l’amende forfaitaire, lorsqu’un agent de police contraint un individu à payer une amende d’un montant fixe pour avoir enfreint le code de la route. L’autre problème est, qu’en cas de refus, (qui, il faut l’avouer, a peu de sens d’un point de vue pratique, puisque, dans ce cas, l’amende sera souvent associée à des coûts supplémentaires, tels que les honoraires d’avocat) l’affaire sera entendue devant un tribunal sur la base des règles traditionnelles avec toutes les garanties procédurales. Quoi qu’il en soit, comme il n’existe pas de code concernant les infractions administratives en France, l’agent de police, en infligeant une amende, agit en vertu du Code de procédure pénale (règles relatives aux procédures simplifiées). Une telle situation n’est pas le résultat d’un problème juridique de fond, mais uniquement une technique purement procédurale permettant de tacler le défi causé par l’augmentation du nombre de contraventions et la surcharge des tribunaux.
2) D’autres pays (Allemagne, Italie, etc.) possèdent une approche différente. Ils ont retiré les « contraventions » mineures de leur Code pénal, conservant ainsi une classification des infractions pénales non pas à trois niveaux, mais à deux niveaux (crime et délit). Ainsi, l’ancienne « contravention » s’est simplement transformée en « infraction mineure », désignée parfois comme « infraction administrative », dans la mesure où les sanctions pour ces actes ne sont pas déterminées par les tribunaux, mais par des organes purement administratifs. Ainsi, en Allemagne, l’idée d’une « législation pénale administrative » autonome avait déjà été discutée lors de la préparation du projet de Code pénal de 1911, qui n’est jamais entré en vigueur. Plus tard, cette idée s’est malgré tout retrouvée dans les lois de 1952, 1962 et 1968, avant d’apparaître de manière définitive dans la célèbre loi du 2 janvier 1975, ayant créé l’institution des infractions mineures, indépendantes du droit pénal formel: Ordnungswidrigeiten (OWI). En Italie, toutes les contraventions passibles uniquement d’une amende ont été progressivement retirées du Code pénal sur la base, notamment, des lois du 3 mai 1967, du 24 décembre 1975 et du 25 juin 1999.[5] Par conséquent, dans ces pays, le droit pénal a été divisé en deux sous-systèmes : a) le droit pénal classique, et b) le droit pénal administratif ou le « droit relatif aux sanctions mineures », c’est-à-dire des sanctions prenant la forme d’une amende pour une catégorie déterminée d’infractions, qui ne sont pas considérées comme dangereuses et qui sont examinées non pas par des tribunaux, mais par des organes administratifs (tout en maintenant la garantie d’une protection judiciaire ultérieure).
Un autre danger fait toutefois surface ici : l’oubli complet de la nature pénale des infractions dites « mineures » ou « administratives » qui a entraîné, d’une part, un risque de perte des garanties fondamentales des droits individuels et, d’autre part, le développement excessif du « droit pénal administratif » et l’érosion complète de ses limites (c’est d’ailleurs exactement ce qu’il s’est passé en URSS et dans de nombreuses anciennes républiques soviétiques). Toutefois, en occident, ce phénomène ne s’est pas produit principalement en raison des activités de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg, qui, dans un certain nombre de décisions importantes (par exemple, le cas Öztürk c. Allemagne, décision de la CEDH du 21 février 1984), rappelle que toute « infraction administrative » continue de faire partie du droit pénal au sens large (criminal matter ou matière pénale). En d’autres termes, l’État est en droit de décriminaliser et d’exclure des limites du droit pénal officiel certains actes définis en les désignant comme bon lui semble, mais est obligé de conserver l’ensemble des garanties prévues dans le cadre d’une « procédure pénale » (présomption d’innocence, droits de la défense, droit de recours, etc.).
D’un point de vue scientifique, le problème de la différenciation du droit pénal et du droit pénal administratif a été activement débattu en occident dans les années 1980. Le 14ème Congrès de l’Association Internationale de droit pénal (à Vienne, du 2 au 7 octobre 1989), spécifiquement consacré à ce problème, a marqué l’apogée de ce débat. À l’issue du Congrès, l’Association a donné des recommandations sur les critères de distinction entre le droit pénal (criminal law) et le droit pénal administratif (administrative penal law), qui sont aujourd’hui plus ou moins suivies par la plupart des systèmes juridiques développés.[6]
Ainsi, même dans les pays qui ont rendu autonome la législation pénale administrative ou le « droit relatif aux sanctions mineures », la sortant, par conséquent, des limites du droit pénal au sens strict, cette autonomie possédait, elle aussi, ses limites. Autrefois, le droit pénal unie (étape 1) avait d’abord été divisé en deux parties, avec la mise à part des infractions mineures (étape 2), avant d’être de nouveau réuni avec la matière pénale pour obtenir un « droit pénal au sens large » (étape 3). Il ne fait aucun doute que dans une telle situation, la responsabilité d’un individu dans le cadre d’une infraction mineure peut être considérée, d’une part, comme « administrative » en ce sens que les organes administratifs peuvent imposer à l’individu une sanction modérée, mais, d’autre part, elle demeure une responsabilité avant tout « pénale », car l’État doit respecter les pleines garanties procédurales fondamentales.
Notons également que le droit des périodes soviétique et post-soviétique, comme le droit allemand ou italien, ont distingué lesdites « infractions administratives » de la sphère du droit pénal, ce qui a contribué à la formation d’une catégorie juridique autonome et non pénale. Cependant, la doctrine juridique des périodes soviétique et post-soviétique n’a toujours pas atteint la troisième phase de développement et n’a pas combiné, au niveau conceptuel, les principes de la procédure et du droit des sanctions administratives avec les principes de la procédure et du droit pénal classique, bien que les normes juridiques internationales contemporaines l’exigent.[7] En outre, une compréhension imprécise de la nature de la « responsabilité administrative » qui, dans des systèmes juridiques développés, se présente telle que nous l’avons vu, non pas comme la responsabilité de l’individu envers l’État, mais au contraire, comme la responsabilité de l’État envers l’individu (concept de « justice administrative »), empêche les élites politico-juridiques post-soviétiques de comprendre que la responsabilité en lien avec des infractions administratives n’est aucunement administrative, mais « administrative pénale » (avec l’accent sur le deuxième mot).
[1] Voir par exemple, plus en détail : Беше-Головко К. Административная ответственность государства: опыт развития во французском праве // Сравнительное конституционное обозрение. 2009. № 1 (68). P. 68.
[2] Il s’agissait des organes judiciaires compétents, mais leur dénomination procédurale (tribunal de police), traduit l’idée qu’ils étudient les affaires concernant les atteintes à l’ordre public.
[3] Portons attention à l’appellation de cet acte législatif, où l’on retrouve l’idée française de la séparation des crimes et des délits.
[4] Познышев С. В. Основные начала науки уголовного права. Изд. 2-е. Москва. 1912. С. 86.
[5] Sur le développement de ces institutions juridiques en Allemagne et en Italie, voir plus en détail dans la doctrine européenne : Pradel J. Droit pénal comparé, 2 éd. Paris. Dalloz. 2002. P. 181 – 184.
[6] Voir : Resolutions of the Congresses of the International Association of Penal Law (1926 – 2004) // Nouvelles études pénales. 2009. № 21. Toulouse. 2009.
[7] La combinaison de ces principes au niveau conceptuel, ne nécessite pas un retour formel des infractions administratives dans les codes pénaux au niveau des sources du droit, aspect sur lequel nous reviendrons plus loin.
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