Chronique de jurisprudence du Conseil constitutionnel russe (2017)
par K. Karpenko ·
K. Karpenko
Phd in law, maître de conférence en droit constitutionnel à l’Institut des relations internationales de Moscou (MGIMO)
Konstantin Karpenko, maître de conférences, MGIMO
Maxime Sorokine, Doctorant, Ecole supérieure d’Economie
En 2017, le Conseil Constitutionnel de la Fédération de Russie a examiné plusieurs affaires significatives qui pourraient exercer une influence importante sur l’évolution du système juridique en Russie. Les décisions qui ont été rendues concernent trois problèmes majeurs de règlement juridique :
– le respect des droits et des libertés des citoyens dans les relations juridiques publiques. D’après la Cour constitutionnelle ces droits ne sont pas absolus et peuvent faire l’objet de restrictions soit dans le but d’assurer la stabilité et la sécurité de la société, ainsi que la défense des intérêts de tiers (Décision N°2-P du 10.02.17), soit pour des raisons d’efficacité en matière de gestion opérationnelle dans la prise de décisions (décision N°10-P du 28.03.17).
– l’application et l’interprétation du droit. La Cour constitutionnelle suppose que le changement d’interprétation et d’application de la loi peut servir de base à une révision des décisions déjà prises, et entrées en vigueur, par les juges en matière de droit civil si ce changement a été stipulé par le Présidium ou l’Assemblée plénière de la Cour suprême. (Décision N°24-P du 17.10.17). Autrement dit, il y aura rétroactivité sur l’interprétation. La révision est admise dans les délais établis par le parlement et ne doit pas aboutir à une détérioration de la situation du défendeur (c’est-à-dire du citoyen). La position juridique énoncée par le Conseil Constitutionnel pose la question de la reconnaissance de la règle du précédent judiciaire dans le système juridique russe, compte tenu du fait que la Russie relève de la famille juridique romaine et germanique où le précédent n’est pas source du droit.
Selon la Cour constitutionnelle, l’interprétation doit toujours être en accord avec la finalité et l’objet de l’acte juridique normatif. En ce sens la Cour constitutionnelle suppose que la CEDH procède à une interprétation évolutive de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950 qui contredit les principes du régime constitutionnel de la Fédération de Russie et nie la construction existante au sein du système juridique russe. En l’occurrence la décision de la CEDH ne peut être mise en pratique. (Décision N°1-P du 19.01.17)
– rapport entre les intérêts publics et les intérêts privés dans le domaine patrimonial. Selon la Cour constitutionnelle la personne publique propriétaire d’un bien dispose en connaissance de cause de grandes possibilités de faire valoir ses droits et doit par conséquent assumer le risque de perte soudaine ou de cessation de ses droits de propriété. L’acquéreur de bonne foi est présumé avoir suivi toutes les démarches prévues par la loi pour le processus d’acquisition du bien tombé en déshérence. (Décision N°16-P du 22.06.17)
Le juge constitutionnel a, premièrement, confirmé la constitutionnalité de l’attribution à l’organe supérieur du pouvoir exécutif du sujet de la Fédération de Russie de compétences en matière de validation de PZZ. Le principe de séparation des pouvoirs n’a pas été enfreint dans la mesure où des lois peuvent être adoptées par les organes législatifs des villes d’importance fédérale dans le domaine de l’urbanisme au titre de l’évolution des dispositions du Code d’urbanisme de la FR, elle peuvent influencer certains éléments des PZZ et également mettre en place un contrôle parlementaire à leur égard. De même, il n’y a pas infraction au principe constitutionnel d’égalité de droits entre les sujets de la Fédération de Russie, dans la mesure où certaines particularités de leur statut juridique sont admises, en fonction de facteurs objectifs (l’exigence d’« unité de gestion urbaine » est l’un de ces facteurs pour les villes d’importance fédérale). Deuxièmement, et c’est plus essentiel, la Cour n’a pas discerné de raisons de considérer la loi comme anticonstitutionnelle à la lumière des infractions aux règles procédurales ayant été constatées lors de l’adoption de la disposition législative contestée. De l’avis du juge constitutionnel, seules les infractions les plus graves à la procédure qui contreviennent directement aux normes constitutionnelles de la procédure législative fédérale ou qui mettent en doute le choix d’une chambre du Parlement peuvent justifier de considérer comme anticonstitutionnelle une loi fédérale. Cette catégorie ne comprend pas les amendements adoptés en deuxième lecture d’un projet de loi dépassant l’intention qui était la sienne au moment de la validation en première lecture et qui, se rapportant aux questions gérées en commun par la Fédération de Russie et ses sujets, doivent être soumis aux organes législatifs des sujets de la Fédération de Russie qui, à noter, disposent du droit d’initiative législative dans la mesure où il ne remet pas en question le choix de la majorité de la chambre parlementaire. Cependant, le recours fréquent à une telle pratique pourrait saper la confiance des citoyens envers le pouvoir et affaiblir sa légitimité. La Cour constitutionnelle a ainsi renoncé à sanctionner la pratique largement répandue ces dernières années consistant à introduire des amendements « parasites », pratique critiquée par la communauté juridique et celle des affaires comme étant source d’instabilité juridique. Pour autant, la décision de la Cour constitutionnelle n’explique pas en quoi la transmission des compétences en matière de validation des PZZ aux organes du pouvoir exécutif des sujets de la Fédération de Russie ne contrevient pas aux principes d’organisation et de fonctionnement des organes de l’auto-administration locale, alors que ce sont pourtant eux qui sont les destinataires finaux de la politique d’urbanisme et qui en subissent directement les conséquences. Les priver de compétences en matière de validation des PZZ limite considérablement le droit des habitants des entités municipales à participer à la gestion des affaires d’une entité territoriale par l’intermédiaire de leurs représentants. De même, la cession des compétences mentionnées ci-dessus par les organes représentatifs ou législatifs du pouvoir des sujets de la Fédération aux organes exécutifs dans les villes d’importance fédérale prive dans les faits la population de ces régions de la possibilité d’influencer la politique d’urbanisme. La transmission de ces compétences aux organes exécutifs du pouvoir de l’État abaisse le statut de l’acte normatif en le transformant en acte subalterne. Pas conséquent, sa conformité à la Constitution russe ne peut plus être vérifiée, puisque ce contrôle n’est pas prévu par la Loi constitutionnelle fédérale[3] « Sur la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie ». Le droit des citoyens à bénéficier d’une protection judiciaire est ainsi restreint, comme l’a souligné le juge Gadis Gadjiev dans son opinion dissidente. De l’avis de la Cour constitutionnelle, le droit au juge, qui fait partie intégrante des garanties constitutionnelles et internationales du droit à la protection judiciaire, comprend la possibilité d’un réexamen d’un acte judiciaire défavorable. Ce faisant, le mécanisme de réexamen doit garantir l’équité des décisions rendues ainsi que leur certitude, notamment la reconnaissance de leur force juridique et de leur caractère irréfutable (res judicata). La Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie a confirmé sa position juridique formulée précédemment dans la décision N°1-P du 21.01.2010, selon laquelle le principe de définitécurité juridique et celui d’interdiction de rétroactivité de la loi aggravant la situation des sujets du droit (ce qui est stipulé dans l’article 54 partie 1 de la Constitution russe) exclut l’annulation des décisions de justice définitives. Selon la Cour, cela s’applique également au changement d’interprétation des normes juridiques, si ce revirement de jurisprudence est susceptible d’aggraver la situation de la partie subordonnée ou plus faible. C’est notamment le cas des relations entre l’État et une personne physique ou morale. Dans le même temps, la possibilité même de procéder à la révision d’une décision de justice définitive peut être liée à une jurisprudence déterminée, ou à sa modification, formulée dans une décision de l’instance judiciaire suprême, c’est-à-dire l’Assemblée plénière ou le Présidium de la Cour suprême de la Fédération de Russie. Seules leurs décisions sont définitives et constituent la position juridique de la Cour en général. Ce qui ne s’applique pas aux décisions des formations de cassation de la Cour suprême de la Fédération de Russie. De même, dans la partie résolutive de sa décision, la Cour constitutionnelle russe a formulé pour le Parlement toute une série de recommandations à caractère impératif : – établir dans le Code de procédure civile de la Fédération de Russie le délai de dépôt de recours contre une décision de justice définitive à la suite d’un revirement de jurisprudence; – établir dans la législation que les décision de l’Assemblée plénière et du Présidium de la Cour suprême de la Fédération de Russie, modifiant pratique habituelle d’application des actes normatifs doivent comprendre une référence directe à l’attribution d’une rétroactivité à cette interprétation ; – établir qu’il est impossible de donner une force rétroactive à une interprétation aggravant la situation des citoyens. Un problème similaire avait été examiné par la Cour constitutionnelle d’Italie en 2012. Il s’agissait cependant alors de la possibilité de procéder à la révision d’une affaire pénale, suite à une interprétation atténuante, mais la décision avait été opposée. La Cour constitutionnelle italienne avait établi que l’Italie est un pays relevant du système de droit continental, dans lequel les décisions de justice ne constituent pas des précédents et, en conséquence, ne peuvent être rétroactives. Autrement dit, un revirement de jurisprudence, même en recourant à une interprétation de la loi in mitius ne peut servir de base à la révision d’un jugement définitif en matière pénale. (Voir Perlo N. « La Cour constitutionnelle italienne et ses résistances à la globalisation de la protection des droits fondamentaux : un «barrage contre le Pacifique» ? » // Revue française de droit constitutionnel. 2013/3, n°95, p. 717-734). En s’appuyant sur ses positions juridiques précédentes, ainsi que sur celles de la CEDH, la Cour constitutionnelle a souligné le caractère non absolu de la liberté de réunion garantie par la Constitution de la Fédération de Russie et ses obligations internationales. Cette liberté peut être limitée en cas de nécessité par souci de maintien de l’ordre public ou de la protection des droits et libertés de tiers, mais les pouvoirs publics doivent garantir la réalisation de ce droit indépendamment de l’orientation politique et des convictions des participants à ces manifestations. Selon la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie, la prise de mesures ressortant de la responsabilité pénale ne contredit pas le principe non bis in idem puisqu’elles sont appliquées lors de la 4ème infraction et des suivantes, le caractère répétitif constituant une circonstance aggravante. Si les mesures ressortant de la responsabilité administrative sont inefficaces, alors le parlement a le droit de durcir la coercition en criminalisant les actions punies. Ce qui signifie que la Cour constitutionnelle admet le critère d’opportunité pour fixer les modalités de réalisation des droits constitutionnels. Le caractère répétitif de l’infraction signifie que : En vertu de l’article 2121 du Code pénal de la Fédération de Russie l’affaire pénale concernant Ildar Danine doit faire l’objet d’une révision (le 22 février 2017 le jugement prononcé à l’encontre de Dadine a été annulé par le Présidium de la Cour suprême de la Fédération de Russie). Premièrement, la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie a confirmé ses positions juridiques précédentes selon lesquelles la Constitution russe a la primauté sur tout le territoire du pays. En conséquence, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950, demeurant une partie du système juridique russe, n’a ni priorité sur la Constitution ni force juridique égale à elle. C’est-à-dire que la Convention européenne prime sur les lois organiques fédérales et les lois fédérales courantes mais pas sur la Constitution de 1993. Deuxièmement, la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie a noté que si l’interprétation de la Convention donnée par la CEDH contredisait ses objectifs et son objet, violant par là même le principe de la souveraineté de l’État, et portait atteinte aux fondements du régime constitutionnel de la Fédération de Russie, alors la Russie était en droit de s’abstenir d’exécuter ses obligations relatives à cet accord, c’est-à-dire de ne pas exécuter la décision de la CEDH. Troisièmement, selon la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie, la non-exécution des décisions de la CEDH est justifiée si la Constitution russe garantit des standards de défense des droits et des libertés supérieurs à ceux de la Convention. Quatrièmement, la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie est en désaccord avec l’affirmation de la CEDH selon laquelle des mesures de poursuites fiscales ont été adoptées de façon rétroactive à l’égard de la société Youkos, puisque l’interprétation de l’article 113 du Code fiscal de la Fédération de Russie donnée par la Cour constitutionnelle en 2005 ne faisait que manifester le sens juridique et constitutionnel de cette règle (Décision de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie n° 9-P du 14.07.2005). Ce qui signifie que la Cour constitutionnelle a expliqué comment doit justement toujours s’appliquer cette règle. Les contribuables auraient dû le prévoir. Cinquièmement, la Cour constitutionnelle de Fédération de Russie a confirmé qu’en 2005, dans son interprétation de l’article 113 du Code fiscal, elle avait déjà octroyé aux juges le droit de restaurer selon le cas le délai de prescription pour mener des poursuites sur le plan fiscal. De l’avis de la Cour constitutionnelle, ceci est envisageable si le contribuable a fait obstacle à un contrôle fiscal, faisant ainsi expirer le délai. Sixièmement, selon la Cour constitutionnelle, le paiement de la compensation aux actionnaires de Youkos stipulé par la décision de la CEDH contredit les principes de justice, d’égalité et d’équité puisque la société a rusé de façon malveillante et calculée pour ne pas payer ses impôts. Les actionnaires de Youkos ont pu participer à des escroqueries de fraude fiscale, et s’ils n’y ont pas participé directement, ils ont obtenu des bénéfices de ces opérations. En ce sens, il convient d’examiner la détermination par les juges russes du montant maximal de saisie effectuée auprès de la société Youkos compte tenu de la malveillance manifestée par ses dirigeants dans leur attitude illégale. Ainsi la Cour constitutionnelle a-t-elle considéré que, conformément à la Constitution de la Fédération de Russie, il était impossible d’exécuter cette décision de la CEDH. Elle a cependant envisagé le paiement du dommage jugé selon le principe de la « bonne volonté » de la Russie et seulement à partir de fonds non budgétaires, notamment des biens nouvellement mis au jour de Youkos. Mr. Doubovets a contesté la constitutionnalité de l’article 302 point 1 du Code Civil de la Fédération de Russie puisque, selon lui, cette disposition permet d’interpréter librement la notion d’« acquéreur de bonne foi ». Ce qui permet de réclamer sur requête des organes de l’État un bien tombé en déshérence auprès de citoyens dont le droit de propriété et la légalité des transactions précédentes sont entérinés par l’enregistrement officiel des droits relatifs à ce bien immobilier. Selon la Cour constitutionnelle, le critère de définition juridique qui doit s’appliquer dans la régulations des relations liées à la propriété et aux autres relations patrimoniales découle des principes fondamentaux d’égalité en droit, d’équité et de primauté de la loi. La définition juridique ne signifie pas seulement la clarté, la précision et l’absence de contradictions dans la norme de la loi, mais aussi le caractère prévisible et compréhensible de ses actions pour les parties impliquées dans des relations juridiques. Le recours à des notions d’appréciation est possible si celles-ci sont concrétisées dans les explications de la pratique judiciaire, ce qui s’applique à la notion d’« acquéreur de bonne foi » donnée dans la décision de la Cour constitutionnelle n° 6-P du 21 avril 2003 ainsi que dans celle de l’Assemblée plénière de la Cour suprême de la Fédération de Russie n°10/22 du 29 avril 2010. Compte tenu de la spécificité du statut des entités juridiques de droit public, l’équilibre juste entre les intérêts du propriétaire d’un bien tombé en déshérence et ceux de son acquéreur de bonne foi suppose que ce soit justement la personne publique propriétaire qui doive assumer la charge des conséquences fâcheuses en cas d’exécution non satisfaisante de l’obligation d’enregistrement du bien en déshérence. L’acquéreur de bonne foi ne dispose pas, en effet, des mêmes possibilités des pouvoirs publics pour contrôler et le bien acquis, et l’autre partie contractant. Il s’appuie par conséquent sur les données du registre officiel lors de la conclusion de la transaction. Cela signifie qu’en appréciant l’action en revendication émanant d’une personne publique propriétaire, il est indispensable de prendre en compte la réalité de l’enregistrement officiel du bien, qui confirme ainsi la légalité non seulement des opérations effectuées précédemment sur ce bien immobilier, mais aussi la manifestation de la volonté des organes publics habilités. En outre, dans la mesure où la suppression de l’existence de biens sans propriétaires est bien le but de l’institution de la catégorie des biens tombés en déshérence, renoncer à satisfaire la demande émise à l’encontre de l’acquéreur de bonne foi ne contredit pas le principe constitutionnel d’équité. L’intérêt indirect de tiers prétendant à un logement social pouvant d’ailleurs être satisfait par la mise à disposition d’un autre logement. La Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie a prescrit de procéder à une révision des actes judiciaires relatifs à l’affaire du demandeur, le citoyen A. Doubovets. [1] Le découpage territoriale en Russie entraîne une division entre les organes locaux qui ressortent de ce qui est appelé « le pouvoir d’Etat », et ceux qui ressortent de l’auto-administration locale, même dans les deux cas l’on peut trouver des organes constitués sur le fondement de l’élection. L’habitude de signifier, en russe, que ces derniers ne font pas partie « du pouvoir d’Etat », peut surprendre un lecteur français. Il ne signifie pas en effet que ces organes se situent en dehors de l’Etat, mais simplement que leur degré d’autonomie est particulièrement poussé pour régler les affaires strictement locale. (note CGFR) [2] La notion de « sujet de la Fédération » renvoie aux entités fédérées. (note CGFR) [3] Les lois constitutionnelles en droit russe correspondent aux lois organiques en droit français. (note CGFR) [4] La notion de «position juridique » est assez floue et renvoie aux arguments juridiques et aux idées développées par les juridictions dans leurs décisions. Elle a été fortement développée par la doctrine favorable au précédent judiciaire, bien que la Russie appartienne à la famille de droit continental qui ne le reconnaît pas. (note CGFR)
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