La politique pénale en matière économique et financière entre deux mouvements : Crime Control et Doing Business (à travers l’exemple russe)
Comment expliquer certaines tentatives de prévoir des dispositions pénales déragatoires en matière économique et financière, notamment en procédure pénale ? Il est possible de dégager deux logiques hypothétiques, celle du Crime Control, où le droit pénal doit devenir plus efficace dans la lutte contre la criminalité économique et financière, et celle du Doing Business, où le droit pénal doit quasiment disparaître du champs économique pour ne pas nuire à l’activité commerciale. Le droit pénal russe se présente comme un exemple du mouvement Doing Business, ce qui apporte plus de problèmes que de résultats positifs. Il en résulte que la logique Doing Business ne peut être un principe de politique pénale en matière économique et financière.
Il convient tout d’abord de distinguer deux approches concernant la délinquance économique et financière : celle criminologique et celle institutionnelle. Si sur le plan criminologique la fameuse notion de White Collar Criminality comprend à la fois toute sorte de comportements relatifs au «business»[1], peu importe qu’il s’agisse de la délinquance des fonctionnaires ou de la délinquance des particuliers en matière économique (fraude fiscale, corruption, manipulation des cours etc.[2]), sur le plan institutionnel le droit pénal russe instaure une nette distinction entre les infractions contre la fonction publique (corruption, abus de pouvoir etc.) et les infractions en matière économique et financière stricto sensu, c’est-à-dire contre les biens, en matière fiscale, relatives au fonctionnement de l’entreprise etc. Sans sous-estimer l’importance de la démarche criminologique, le choix de la méthodologie institutionnelle nous conduit à limiter cette analyse à la délinquance économique et financière stricto sensu, laissant de côté le phénomène des infractions contre la fonction publique.
Lorsque l’on pose la question de l’existence de spécificités en matière économique et financière surtout de la procédure pénale russe (en droit pénal de fond une telle spécificité est évidente), une simple réponse, même si elle est positive, ne semble pas être suffisante. Le plus important est de comprendre la logique de ces spécificités (ou dérogations) qui peuvent a priori s’inscrire dans deux mouvements alternatifs de politique pénale en matière économique et financière :
a) le mouvement du Crime Control, dans le cadre duquel les procédures dérogatoires se présentent comme un instrument ayant pour but de renforcer la lutte contre la délinquance économique et financière (il s’agit, pour ainsi dire, de la logique des pénalistes);
b) le mouvement du Doing Business, pour lequel les procédures dérogatoires servent d’un instrument pour libéraliser le secteur économique et minimiser le risque pénal à l’encontre des acteurs de l’activité économique (il s’agit, pour ainsi dire, de la logique des économistes).
Si en droit pénal de fond les tendances sont moins claires, voire plutôt contradictoires, puisque l’on voit, d’une part, se mettre en oeuvre des mécanismes de dépénalisation et de décriminalisation de certaines infractions pénales économiques et financières et, d’autre part, l’apparition d’incriminations nouvelles [3], en procédure pénale toutes les dérogations en matière économique s’inscrivent dans la logique du Doing Business. Cela signifie que le but du législateur, poussé il est vrai par le discours économiste et un lobby des grands mileux d’affaires assez puissant, est de créer en droit pénal économique un régime procédural plus favorable qu’en matière du droit pénal ordinaire. Cette tendance s’est manifestée sous la présidence de D. Medvedev, surtout entre 2009 – 2011, pour se ralentir un peu avec le retour au sommet du pouvoir de V. Poutine en 2012, sans être pourtant complètement abandonnée ou mise en doute. Sur le plan formel, il ne s’agit pas de l’introduction d’un chapitre spécial dans le Code de procédure pénale (CPP) russe de 2002, même si une telle proposition apparaît de temps en temps parmi les initiatives lancées par l’Ombudsman pour les hommes d’affaires[4], mais plutôt de différentes dispositions dispersées dans le texte du CPP, c’est-à-dire non systématisées.
La première question qui se pose, alors, est de comprendre pourquoi un tel choix a été fait par le législateur russe, qui avance de son côté une justification institutionnelle (1). D’autant plus que ce choix de politique pénale en matière économique et financière a directement et, je dirais même, objectivement, conduit à des critiques juridiques difficilement surmontables (2).
- La justification du choix
La volonté de rejeter totalement la logique du Crime Control en matière économique et financière a nécéssité des recherches sur la conceptualisation de cette démarche (1.1). Mais sans même attendre le résultat de cette conceptualisation, le législateur s’est déjà très concrètement lancé dans le processus de consécration de la logique du Doing Business par une série de réformes de la procédure pénale russe (1.2).
1.1 Le rejet du Crime Control
Comment justifier, dans une société moderne comme la nôtre, que la législation pénale soit plus favorable, tant au niveau normatif, qu’au niveau de sa mise en oeuvre, à un homme d’affaires, qu’à une autre personne, qui aurait commis une infraction en dehors du domaine du «business»? La tâche intellectuelle ne semble pas être facile.
Les débats doctrinaux russes ont démontré qu’il existe deux types de réponse, essayant de justifier cette différenciation de la réaction pénale ratione materiae (c’est-à-dire en matière économique et en matière non économique) : une, intellectuellement plus ambitieuse qui tente de mettre en cause la notion même du droit pénal des affaires, et l’autre théoriquement plus modérée, qui se restreint à la démonstration du visage non-marginal du «businessman» par rapport aux «vrais» criminels.
Si l’on commence par l’approche modérée des tentatives de justification, il convient de noter que le droit pénal russe est construit autour de la notion de danger social, qui sert de critère à la pénalisation de n’importe quel comportement (art. 14 du Code pénale (CP) russe de 1997). Donc, pour justifier que le droit pénal, notamment dans sa branche procédurale, doive être plus favorable en matière économique et financière, et sans contester pour autant la légitimité de la sanction pénale en tant que telle, il est nécéssaire de prouver que le danger social, provoqué par une infraction en cette matière est moins grave que le danger social provoqué par d’autres infractions pénales « non économiques ». Est-ce théoriquement réaliste?
A vrai dire, vue l’impossibilité évidente de démontrer qu’un dommage matériel causé par un simple vol a priori dépasse le dommage causé par une activité criminelle en matière économique et financière, ce qui est tout simplement absurde, ce discours nous amène à la logique purement anthropologique du phénomène pénal, où la notion de danger social se personnalise, se transforme en un «criminel physiquement dangereux», réduisant le champ pénal presqu’aux seuls actes violents. En quelques sorte, il s’agit d’un retour à l’époque d’avant E.-H. Sutherland, puisque cette démarche met en doute la conception même de White Collar Criminality, en tout cas hors champs des infractions pénales contre la fonction publique, c’est-à-dire commises par les fonctionnaires d’Etat. En d’autres termes, l’archaïsation du discours pénal, construit à nouveau uniquement autour du criminel physiquement dangereux et des actes violents, se présente comme un obstacle théoriquement difficilement surmontable pour justifier le rejet, sur la base d’un danger social soi-disant moins important, de la logique du Crime Control en matière économique et financière.
Il a donc fallu lancer un projet intellectuel plus ambitieux pour tenter de prouver que le fonctionnement de l’économie moderne ne supporte pas, par principe, la pression hypothétique de la sanction pénale et de la procédure pénale, ce qui doit provoquer le basculement radical des rapports classiques entre le droit pénal et le droit privé, en «privatisant» le pénal et ainsi libérant l’entrepreneur (homme d’affaires) presque de tout risque pénal, en tout cas dans les limites de son activité professionnelle.
La culmination de cette réflexion a eu lieu dans le cadre de trois tables rondes, organisées par un groupe d’initiative russe, transformé bientôt en Centre de recherches juridiques et économique, avec le soutien financier et organisationnel du McGill University, qui se sont tenues à Moscou le 27 novembre 2008, le 2 mars 2009 et le 5 juin 2009 avec la participation de différents experts (juristes, économistes etc.) russes et étrangers. Le bilan a été présenté en automne 2009 sous la forme d’une «monographie collective internationale», gros volume de 600 pages, composé de quelques articles et surtout des sténogrammes complets des trois tables rondes, dont le compte rendu synthétique a été, par ailleurs, traduit en anglais comme annexe à la monographie.[5] Un an plus tard, la même équipe, mais cette fois-ci avec le soutien non seulement du McGill University, mais également du très influent, à l’époque de la présidence de D. Medvedev, Institut du développement moderne (INSOR), de la non moins influente École des Hautes Études en Sciences Économique et du Liberal Mission Foundation (un think thank des économistes russes), publie un ouvrage intitulé «La Conception de la modernisation de la législation pénale russe en matière économique»[6], dont la présentation a été organisée directement à la Douma (Chambre basse du Parlement russe).
Est-ce que les ouvrages mentionnés, lorsque l’on les analyse sur le fond, contiennent cette «pierre philosophale», cette formule magique théorique qui permettrait de prouver l’incompatibilité totale des mesures pénales classiques avec l’économie moderne, voire au moins de protéger un entrepreneur de toute possibilité de poursuite pénale dans le cadre de son activité professionnelle? Il ne semble pas. Sur le plan théorique, on ne peut y trouver que le slogan sur la «criminalisation artificielle de l’activité économique»[7] et le fameux Argumentum ad Investitiam, qui, dans ce contexte, est concrétisé par l’idée que le droit pénal national apparaît comme un obstacle majeur pour attirer les investissements dans le pays. Rien de plus.
Néanmoins, malgré l’échec évident pour réellement conceptualiser la démarche, le législateur a préféré ne pas attendre et a rejeté la logique du Crime Control en matière économique et financière pour se lancer sur le chemin alternatif du Doing Business. C’est à ce moment que le droit pénale russe a connu plusieures réformes, notamment en procédure, prévoyant la création de régimes dérogatoires en matière économique et financière. Pour être exact, certaines de ces réformes réflètent des débats beaucoup plus concrets lancés par les instigateurs des tables rondes de 2008 – 2009.
- 2 La consécration du Doing Business
Ce mouvement législatif peut être illustré à travers trois exemples concernant les modifications apportées au CPP russe.
a) Tout d’abord, il s’agit d’une série de lois visant à minimiser, voire à exclure complètement, l’utilisation de la détention provisoire en matière économique et financière.
L’adoption de la loi du 29 décembre 2009, interdisant l’application de la détention provisoire à l’égard de toute personne mise en examen pour une infraction fiscale (art. 198, 199, 199.1, 199.2 du CP[8]), si elle respecte ses obligations procédurales dans le cadre du contrôle judiciaire, au départ se présente comme une réaction très rapide à la fameuse affaire Magnitski, particulièrement médiatisée, dans laquelle un jeune juriste-fiscaliste, accusé de complicité de fraude fiscale, est décédé en détention provisoire en novembre 2009.
Ensuite la loi du 7 avril 2010 est intervenue pour ouvertement et officiellement supprimer presque totalement l’application de la détention dans le cadre de l’activité commerciale, sauf bien évidemment dans les cas où la personne concernée ne respecte pas les obligations imposées par le contrôle judiciaire, et sans que cela ne concerne les activités non commerciales. En premier lieu, le législateur a sensiblement allongé la liste, déjà établie par la loi du 29 décembre 2009 pour les infractions fiscales, jusqu’à une grande partie des infractions économiques et financières (art. 171 – 174, 174.1, 176 – 178, 180 – 183, 185 – 185.4, 190 – 199.4 du CP) telles que notamment le blanchiment d’argent, l’activité bancaire illégale (sans autorisation), la restriction de la concurrence etc., où la détention est dès lors complétement interdite.[9] En second lieu, la même loi du 7 avril 2010 a exclu la détention pour trois infractions de droit commun (art. 159 – 159.3, 159.5, 159.6 – différentes types d’escroquerie ; art. 160 – détournement et dilapidation ; art. 165 – fait d’avoir causé un préjudice patrimonial par fraude ou par abus de confiance), lorsqu’elles « sont commis dans le cadre de l’activité commerciale ». Autrement dit, il s’agit d’une restriction de la détention non in rem, mais plutôt in personam, où, par exemple, la même infraction d’escroquerie laisse la possibilité à la détention, si elle est commise dans un cadre quotidien, et exclue la détention, si elle est commise par un homme d’affaires dans le cadre de son activité professionnelle.
b) Il convient de citer ensuite une autre réforme importante, qui a introduit par les lois du 29 décembre 2009 et du 7 décembre 2011 dans la procédure pénale russe une sorte de transaction en matière économique et financière.
En ce qui concerne les infractions fiscales, si la personne poursuivie est d’accord pour rembourser à l’Etat, avant le jugement définitif, toutes les sommes exigées, y compris toutes les amendes prévues par la législation fiscale, la poursuite pénale doit être impérativement arrêtée soit par l’autorité d’instruction, soit par le juge ( nouvel article 28.1 du CPP russe ).
Le même schéma s’applique pour les infractions économiques, même s’il est un peu plus compliqué. Il existe une liste d’infractions économiques prévue par le même art. 28.1 du CPP[10] et dont l’élargissement est effectué de temps en temps, le plus souvent suivant les initiatives du médiateur en charge de la protection des droits des entrepreneurs auprès du Président russe. Si une personne poursuivie est prête à rembourser les dommages-intérêts causés à l’Etat, à une personne morale ou à un particulier, et de surcroît à payer au budget d’Etat une somme correspondant à 2 fois le montant du dommage causé par l’infraction, la poursuite pénale doit être également impérativement arrêtée.
Néanmoins, lorsque l’on apprécie cette nouvelle procédure russe, il ne s’agit pas, semble-t-il, d’une transaction pénale au sens strict du terme, mais plutôt d’une quasi-transaction. En fait, la version russe ne prévoit aucune négociation dans le style américain (plea bargain) entre les autorités répressives et la personne mise en exament pour une infraction économique ou financière. Les autorités répressives ne peuvent qu’informer la personne de ses droits prévus par l’art. 28.1 du CPP sans pouvoir négocier la somme à payer (elle est prévue par la loi). Et si la personne remplie les conditions, la poursuite doit être arrêtée d’office. Ce mécanisme législatif ressemble plutôt à une certaine dépénalisation conditionnelle a posteriori.
c) Enfin, le troisième exemple concerne la loi du 6 décembre 2011, qui a introduit dans le CPP russe une disposition selon laquelle la poursuite pénale pour une fraude fiscale ne peut pas être engagée d’office par les autorités répressives, sans une demande officielle de l’administration fiscale non pénale. C’est-à-dire qu’il revient d’abord à l’administration fiscale d’établir l’infraction pénale hypothétique, pour ensuite être en mesure de s’adresser aux autorités répressives afin de déclencher la poursuite pénale et de procéder à l’instruction de l’affaire, sinon la poursuite pénale ne peut pas avoir lieu.
Le paradoxe de cette réforme réside dans l’absence de pouvoirs de police judiciaire[11] de l’administration fiscale, qui n’a donc normalement aucun instrument pour découvrir la fraude, sauf si tous les éléments nécéssaires ne sont pas complaisamment réunis et présentés par le contribuable lui-même. Il n’est pas étonnant que cette démarche législative ait quasiment bloqué la lutte en Russie contre les fraudes fiscales et c’est pourquoi il a bientôt fallu revenir sur cette réforme. Finalement, la loi du 22 octobre 2014 a abrogé la disposition introduite en 2011. Actuellement les autorités répressives peuvent agir d’office en matière de fraudes fiscales mais, en contrepartie, elles sont, dans tous les cas, obligées de demander l’avis écrit de l’administration fiscale, qui est pourtant subordonnée à la libre appréciation des preuves et ne lie donc pas les autorités répressives. Quoi qu’il en soit, la loi du 6 décembre 2011, même assouplie par la loi du 22 octobre 2014, et la polémique qui l’entoure, s’inscrivent toutes deux parfaitement dans la logique du Doing Business en matière pénale économique et financière.
- La critique du choix
Le passage du législateur pénal russe à la logique du Doing Business, conjugué à l’impossibilité évidente de juridiquement conceptualiser cette logique, a provoqué une critique immédiate tant sur le plan technique (2.1) que politique (2.2).
2.1 La critique technique via la dépersonnalisation de l’activité commerciale
En tenant compte du caractère strictement personnel de la responsabilité pénale et, en revanche, du caractère très imprécis de cette «matière économique et financière», la question qui se pose est de savoir vers qui doit être orientée la politique pénale Doing Business, c’est-à-dire qui doit être son bénéficiaire concret sur le plan personnel, individuel? Cette question se complique par le fait que l’idée du Doing Business, d’origine économique et abstraitement très claire, se traduit dificillement en termes juridiques concrets. Comment déterminer juridiquement ce «faiseur du business», vu l’inter-opérabilité de l’économie moderne? Comment choisir un seul «veau d’or» économique, qui doit légitimement ressentir la complaisance du droit pénal, s’il y en a plusieurs, vue la structure actuelle de l’économie, où se croisent le producteur, le consommateur, le vendeur ou le créateur, sans pouvoir dégager, concrètement, celui dont l’apport à la richesse économique sera décisif pour justifier une protection spéciale contre la loi pénale?
Sans déjà pouvoir, semble-t-il, répondre à ces questions sur le plan conceptuel, le législateur russe s’est réjoui, au départ, de la technique de codification, qui permet de retrouver dans le CP un chapitre spécial, intitulé «Infractions pénales en matière économique». Il est évident que pour chaque incrimination concernée il existe un auteur spécial, ce qui permet d’éviter de se poser la question de l’application de la logique du Doing Business in personam. De là résulte cette démarche formelle, qui se traduit par le recours à la technique des listes concrètes d’infractions concernées (énumération exhaustive), qui aide à établir le champ d’application des procédures dérogatoires, telles que l’interdiction de la détention provisoire ou la quasi-transaction pénale (art. 28.1 du CPP).
Cependant, la démarche formelle a immédiatement entraîner deux problèmes. Le premier réside dans le fait que la codification pénale a sa propre logique, en classifiant assez souvent des infractions et les considérant comme «économiques» pour des raisons assez lointaines de celles du Doing Business. Tel est le cas, par exemple, de la corruption des sportifs, des arbitres de sport etc. (art. 184 du CP) qui a été, à juste titre du point de vue du législateur, classée parmi les infractions en matière économique (il s’agit d’une infraction contre l’économie du sport et les intérêts du consommateurs), mais qui figurait initialement parmi les infractions prévues par l’art. 28.1 du CPP, où il existe un régime dérogatoire, favorable aux auteurs des infractions concernées. Dans cette perspective, le résultat de cette démarche purement formelle peut parfois surprendre, puisqu’il est difficile de supposer que le législateur ait ainsi proclamé sa préférence à l’égard du Doing Business en matière de corruption des sportifs et des arbitres de sport. Cette incrimination a été retirée récemment de la liste prévue par l’art. 28.1, mais l’exemple reste significatif.
Un autre problème semble être encore plus important. La démarche formelle, qui se concentre autour du chapitre spécial du CP relatif aux infractions en matière économique et financière, ne permet pas de résoudre la question des infractions de droit pénal commun, se situant «à la frontière du droit pénal des affaires»[12]. Il s’agit surtout des infractions contre les biens et en premier lieu de l’escroquerie, «une infraction essentielle en droit pénal des affaires»[13], et de ses voisins (détournement et dilapidation des biens, abus de confiance etc.). La logique du Doing Business ne peut pas se permettre de les oublier, sans pour autant que la technique de codification ne soit utilisable. Ainsi, les incrimination concernées se retrouvent en dehors du chapitre du CP relatif aux infractions économiques et financières stricto sensu. Il a fallu donc passer de la démarche formelle à la démarche matérielle.
En fait, la loi précitée du 7 avril 2010 a, au départ, exclu la détention provisoire pour trois infractions de droit commun (art. 159 – escroquerie ; art. 160 – détournement et dilapidation ; art. 165 – fait d’avoir causé un préjudice patrimonial par fraude ou par abus de confiance), mais uniquement lorsqu’elles «sont commises dans le cadre de l’activité commerciale». Comme nous l’avons déjà précisé, il s’agit de la restriction de la détention non in rem, mais in personam, où, par exemple, la même infraction d’escroquerie laisse la possibilité de la détention, si elle est commise dans sa dimension quotidienne, et exclue la détention, si elle est commise par un homme d’affaires dans le cadre de son activité professionnelle.
Mais de qui s’agit-il concrétement? On n’est plus au XIXème siècle, où le commerce était personnalisé et construit autour de la fameuse notion de «commerçant». Aujourd’hui, dans le contexte d’une économie dépersonnalisée faite de sociétés notamment anonymes, les juges russes se sont retrouvés confrontés à de sérieuses difficulés pour élaborer le champ d’application de la loi du 7 avril 2010 in personam. Comment, par exemple, traiter les gérants des entreprises ou autres personnes souvent embauchées par contrat de travail, qui, dans l’économie actuelle, prennent des décisions, c’est-à-dire «font du business», sans avoir le titre formel de commerçant ou autre titre ouvrant droit à ce régime d’exception? La précision de la Cour suprême fédérale, qui a énoncé dans son arrêt d’assemblée plénière du 10 juin 2010 que la notion d’activité commerciale, prévue par l’article 2 du Code civil, s’applique à la loi du 7 avril 2010 sans aucune exception, n’a pas semblé satisfaisante, parce que le Code civil pose un critère fonctionnel (le but lucratif qui distingue l’activité commerciale des autres types d’activités), critère applicable aux personne morales dont le but est l’acroissement du profit, mais pas à leurs gérants, souvent subordonnés à un salaire. Et ce ne sont pas les personnes morales qui risquent d’encourir la détention provisoire…
Le législateur a essayé de réagir de manière casuistique. C’est la loi du 29 novembre 2012, également élaborée dans le cadre de la logique du Doing Business et retirant aux autorités répressives la compétence d’agir ex officio pour la poursuite de l’escroquerie, du détournement et de la dilapidation, de l’abus de confiance, commis en matière économique (dès lors uniquement sur la plainte de la victime, si l’acte concerné n’a pas causé de dommage à l’Etat), qui a trouvé une nouvelle formule. L’escroquerie et les autres infractions concernées sont considérées être commises en matière économique, lorsqu’il s’agit de l’acte d’un «commerçant individuel (artisan) dans le cadre de son activité professionnelle ou de la gestion de ses biens, utilisés pour son activité professionnelle, ou de l’acte d’un membre d’un ogane de direction d’une entreprise, lié à la réalisation des compétences relatives à la direction de l’entreprise ou lié à la réalisation par l’entreprise de son activité commerciale ou autre» (art. 20 du CPP russe). La Cour suprême fédérale russe a repris dans son arrêt d’assemblée plénière du 19 décembre 2013 exactement cette même formule pour préciser de nouveau le champ d’application de l’interdiction concernant la détention provisoire.
Est-ce la fin de la saga des précisions? Il ne semble pas, car l’Ombudsman en charge de la protection des droits des hommes d’affaires auprès du Président russe a déjà annoncé en avril 2015 que le nouveau chapitre du CPP, relatif aux procédures dérogatoires en matière économique et financière qu’il propose de faire adopter, doit contenir un nouveau critère, exhaustif et exact, permettant de déterminer tous les bénéficiaires de la logique du Doing Business en droit pénal.[14] Peut-on déduire de cette initiative que toutes les tentatives législatives antérieures, celles de la loi du 7 avril 2010 et de la loi du 29 novembre 2012, ont jusqu’à présent échoué? Ou toutes ces expériences «alchimiques» en matière pénale sont tout simplement techniquement vouées à l’échec en raison du caractère impersonnel de l’économie moderne?
2.2 La critique politique via l’égalité devant la justice
La consécration en matière pénale de la logique du Doing Business a également provoqué la critique politique à travers le principe d’égalité devant la justice et le risque du retour aux structures sociales hiérarchisées relevant quasiment du Moyen Âge. Comme la doctrine russe l’a noté, en faisant le choix de cette démarche conceptuelle, «le législater a renoncé à l’égalitarisme au profit de l’élitisme».[15] En fait, comment justifier la différence de deux régimes juridiques fondée sur l’activité professionnelle, voire établissant un critère d’appartenance fondé sur la catégorie socio-professionnelle (commerçant ou non commerçant, gérant de l’entreprise ou quelqu’un d’autre) ?
C’est peut-être cette différenciation sociale, à vrai dire difficillement justifiable et acceptable dans une société moderne, qui a provoqué, après l’adoption des lois du 29 décembre 2009 et du 7 avril 2010, interdisant la détention provisoire en matière économique et financière, l’attitude expectative des juges qui n’ont pas voulu se jeter corps et âmes dans l’application directe de la nouvelle loi, en refusant la détention sous le seul prétexte formel de l’activité commerciale du mis en examen, et qui ont commencé, dans certains cas, à chercher une argumentation plus sophistiquée pour contourner cette démarche législative. Dans cette perspective, la Chambre sociale de la Fédération de Russie[16] s’est même spécialement réunie le 6 décembre 2010 pour constater que l’application de la nouvelle loi du 7 avril 2010 trouve des « difficultés évidentes, le texte de la loi étant parfois tout simplement ignoré par les autorités compétentes… ».[17] En septembre 2017 une nouvelle table ronde, organisée par cette Chambre sociale, a apporté les mêmes constatations.[18]
C’est la Cour constitutionnelle russe qui a finalement été confrontée à ce problème, saisie par le tribunal de la ville de Salekhard (dans le nord de la Russie), dans le cadre d’une procédure russe équivalente à la question prioritaire de constitutionnalité, pour reprendre cette notion française. A vrai dire, cette affaire concernait le droit pénal de fond, qui depuis la loi du 29 novembre 2012 suit également la logique du Doing Business et reconnaît une différenciation entre l’escroquerie ordinaire (art. 159 du CP) et l’escroquerie en matière économique, liée à l’inexécution des obligations contractuelles, où la peine encourue est beaucoup moins importante (art 159.4 du CP). Mais il est clair que la question, posée par le tribunal de Salekhard, englobe conceptuellement toute la matière, voire la logique du Doing Business sur le plan pénal en tant que telle, y compris évidemment les procédures dérogatoires en matière économique et financière.
Dans sa requête constitutionnelle le tribunal de Salekhard, après avoir suspendu le procès contre une personne mise en examen pour une escroquerie relative à l’inéxecution frauduleuse de plusieurs contrats dans le cadre de son activité commerciale et ayant causé un dommage aux particuliers à hauteur environ de 180 000 euros, a mis en doute la constitutionnalité de ces dispositions pénales, qui devaient les conduire à appliquer une peine plus légère, que celle prévue pour une autre personne accusée d’escroquerie dans un cadre ordinaire « non commercial ». Selon le tribunal de Salekhard, une telle démarche viole le principe constitutionnel d’égalité devant la loi.
Dans son arrêt du 11 décembre 2014 la Cour constitutionnelle a reconnu l’inconstutionnalité de l’art. 159.4 du CP russe, sans pour autant complétement écraser la logique du Doing Business. Plus concrétement, selon la Cour constitutionnelle, le législateur peut différencier l’incrimination d’escroquerie, en créant notamment une incrimination sui generis en matière de droit des affaires pour mieux protéger les entrepreneurs, éviter l’instrumentalisation du droit pénal en vue du réglement des conflits commerciaux etc. C’est-à-dire, l’art. 159.4 du CP reste légitime. Cependant, la responsabilité pénale dans le cadre de l’escroquerie en matière économique ne peut pas être a priori moins importante que dans le cadre de l’escroquerie ordinaire. Elle doit être équilibrée et dépendre du dommage causé, nonobstant la qualification des faits selon l’art. 159 ou l’art. 159.4 du CP. La Cour constitutionnelle a fixé un délai de 6 mois pour modifier les dispositions concernées du CP. Ces modifications n’ont pas eu lieu. En l’absence d’intervention législative, le 11 juin 2015 l’art. 159.4 a perdu automatiquement sa force juridique.
Si la logique de la Cour constitutionnelle est assez claire, l’application de sa décision et l’équilibrage symétrique des art. 159 et 159.4 du CP concernant les peines auraient privé l’art. 159.4 du CP de son intérêt, ce qui explique les hésitations du législateur. A quoi sert la réforme pénale du 29 novembre 2012 si la peine encourue pour escroquerie en matière économique devient la même que sous l’empire de l’incrimination générale ? C’est pour cette raison, semble-t-il, que les promoteurs de la logique du Doing Business parmi les députés ont tout de suite lancé certaines initiatives législatives, permettant de rééquilibrer partiellement les art. 159 et 159.4 du CP, sans pour autant abandonner le caractère favorable de l’art. 159.4 du CP.[19] Pourtant, même si ce compromis aurait pu permettre de «sauver» l’art. 159.4 du CP, conceptuellement il ne s’agissait que de tentatives pour contourner l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 11 décembre 2014 et non de réellement l’exécuter. Il a fallu une année pour décider et réagir. La loi du 3 juillet 2016 a apporté des modifications, cette fois-ci à l’art. 159, en ajoutant un nouvel alinéa 5 relatif à «l’escroquerie liée à l’inexécution préméditée des obligations contractuelles en matière commerciale ». Vu que les peines pour cette escroquerie sont absolument identiques à celles concernant l’escroquerie de droit commun, peut-on dire que la décision constitutionnelle est respectée ? Pas tout à fait, car si la loi du 3 juillet 2016 ne différencie pas les peines, elle différencie les montants du dommage pénalisant l’escroquerie : ils sont beaucoup plus importants lorsqu’il s’agit de l’activité commerciale, que dans les cas où il s’agit du droit commun. Autrement dit, un acte qualifié d’infraction pénale pour un particulier ne sera pas une infraction pénale pour un homme d’affaires, sauf si le montant du dommage atteint un certain seuil. Dans ce contexte, une question se pose : est-ce que l’arrêt de la Cour constitutionnelle russe du 11 décembre 2014 est exécuté ou est, en quelques sorte, contourné ?
Et cette situation avec les articles 159 et 159.4 du CP souligne les problèmes fondamentaux relatifs à l’application de la logique du Doing Business en matière pénale, problèmes qui dépassent le cadre technique pour entrer dans le domaine politico-constitutionnel, voire purement politique.
* * * *
Pour conclure, le législateur russe continue à rechercher cette formule magique et salvatrice qui permettra de dissocier l’activité économique légitime de tout risque pénal. Même s’il est allé assez loin dans la consécration de la logique du Doing Business en matière pénale, les réformes n’ont pas porté leurs fruits et ont vite démontré toutes les faiblesses de cette logique, tant au niveau technique que politique. Est-ce un résultat conceptuellement prévisible ? Il semblerait. Le rôle du droit pénal ne réside pas dans la libération du terrain économique, où la logique du Crime Control doit complétement céder la place à celle du Doing Business, mais plutôt en la délimitation des frontières entre un comportement autorisé et un comportement interdit, ce qui permet de distinguer entre une économie propre et une économie «sale». Et si le droit pénal est de fait absent dans la «zone propre», n’agissant que préventivement, il ne peut appliquer que la logique du Crime Control dans la «zone sale». De là résulte l’incompatibilité totale du droit pénal et de la logique du Doing Business. Mais cette incompatibilité ne réside pas en l’absence du droit pénal dans l’économie, le droit pénal veillant toujours à sa frontère, mais plutôt en l’absence du Doing Business dans le droit pénal. Et est-ce que ce n’est pas cette subtilité dans la compréhension qui manque à ceux qui cherchent la formule de la coexistence de l’économie et du droit pénal, une formule plus classique que magique.
[1] Cf.: Sutherland E.-H. White Collar Criminality // American Sociological Review. 1940. Vol 5. № 1. Р. 1
[2] Ibid. P. 2 – 3.
[3] Sur ces réformes en matière de droit pénal de fond cf. : Golovko L. Panorama de droit pénal russe (2008 – 2011) // Revue pénitentiaire et de droit pénal. 2011. № 4. P. 866 – 867.
[4] Cette fonction a été crée en juin 2012 et joue un rôle fondamental pour tout ce qui concerne la libéralisation du droit pénal.
[5] Verkhovenstvo prava i problemy ego obespetchenia v pravoprimenitelnoi praktike (mezhdunarodnaia kollektivnaya monografiya). Moscou. Éd. Statut. 2009 (en russe). Le titre de la version anglaise: Rule of Law in Russia – Issues of Implementation, Enforcement and Practice.
[6] Kontseptsiya modernizatsii ugolovnogo zakonodatelstva v ekonomitcheskoi sfere. Moscou. 2010 (en russe).
[7] Ibid. P. 11.
[8] Voir le texte de ces incriminations, sauf celles qui ont été ajoutées plus tard, dans : Le Code pénal russe de 1997, trad. de L. Golovko, sous la dir. de J. Pradel. Paris. Cujas, 1998.
[9] Cette liste a été à nouveau élargie par la loi du 29 juillet 2017 modifiant l’art. 108 du CPP russe.
[10] Cette liste comporte une vingtaine d’infractions économiques (art. 170.2, 171, 171.1, 172, 176, 177 etc. du CP).
[11] Il est à noter que la police fiscale a été supprimée en Russie en 2003 (sa compétence a été transférée vers les services anti-fraude du ministère de l’Intérieur). La loi du 6 décembre 2011 n’a pas même envisagé la restauration de la police fiscale au sein de l’administration fiscale.
[12] Bonfils P. Droit pénal des affaires. Montchrestien. 2009. P. 73.
[13] Ibid. P. 79.
[14] Cf., par exemple: http://rbcdaily.ru/economy/562949994968778
[15] Iliutchenko N. V. Osvobojdenie ot ugolovnoi otvetstvennosti po delam o prestupleniakh v sfere ekonomitcheskoi deiatelnosti: uslovia i mekhanism realizatsii // Predprinimatelskoie pravo. 2013. № 3. P. 68 (en russe).
[16] Il s’agit d’un organe public composé de personnes partiellement envoyées par les entités de la Fédération, partiellement désignées par le pouvoir central, et enfin par la société civile elle-même, qui représente en Russie la société civile pour officiellement représenter ses intérêts devant le pouvoir.
[17] Extraits du texte de la lettre non publiée de la Chambre sociale du 24 novembre 2010 invitant à la réunion spéciale consacrée aux problèmes de l’application de la loi du 7 avril 2010.
[18] Cf : http://www.garant.ru/news/1136268/
[19] Kornia A. Biznesmeny polutchat svoe // Vedomosti. 24 avril 2015. № 73 (3819). P. 2 (en russe).
j’ai beaucoup apprécié cet article,àla fois pour les informations précises qu’il contient sur l’actualité juridique russe dans le domaine du droit pénal des affaires et pour les éléments de réflexion théorique qu’il comporteet qui peuvent faciliter le dialogue entre juristes russes et juristes français
j’ai beaucoup apprécié cet article à la fois pour les informations précises qu’il contient sur le droit pénal des affaires en Russieet pour la réflexion théorique qu’il comporte,qui peut faciliter le dialogue avec des juristes français
j’aimerais l’opinion de Léonid Golovko sur les questions d’actualité en droit français pour lesquels un article sur le site de CGFR interesserait les juristes russes membres de CGFR